Troisième partie

L’heure des brasiers (1930-2014

Au début du vingtième siècle, la tempête est en gestation. Des mouvements précurseurs se faufilent dans le dédale des luttes, créant de nouvelles résistances, quelquefois sous l’influence de l’Internationale communiste, parfois sur des bases anti-impérialistes autonomes. On assiste à la création des grands partis communistes en Asie, comme en Chine et au Vietnam, qui deviendront plus tard les fers de lance de la révolte anticoloniale. On voit aussi émerger des résistances inédites en Afrique et en Amérique latine, comme à Cuba où José Marti (1853-1895), écrivain, poète et militant, devient une des figures de proue de l’intellectualité révolutionnaire dans l’hémisphère.

Compilation de textes pertinents aux questions nationales présenté par Pierre Beaudet

Table des matières

  1. Introduction
  2. De L’anticolonialisme à l’anti-impérialisme
  • Hô Chi Minh, Notre lutte impétueuse
  • Mariátegui, La lutte des paysans
  • Mao, La grande alliance
  • Roumain, Nous ne sommes pas nationalistes
  • Giap, Le front uni
  • Fanon, La violence du colonisé
  • Césaire, L’heure de nous-mêmes a sonné
  • Front de libération nationale de l’Algérie, Lutter pour l’indépendance
  • Lumumba, En finir avec l’oppression
  1. Les dilemmes de la libération nationale
  • Lumumba, En finir avec l’oppression
  • James, La question nègre
  • Castro, Pourquoi nous sommes socialistes
  • Cabral, Repenser la révolution africaine
  • Guevara, Créer un, deux, trois Vietnam
  • Gunder Frank, Dépendance et impérialisme
  • Hawatmeh, Du mouvement de résistance au mouvement de masses
  • Serfaty, Le peuple surgit
  • Allende, Conscience et unité du peuple
  • Enriquez, La révolution ne fait que commencer
  • Sankara, La révolution africaine
  • Hekmat, La gauche et le nationalisme
  1. Les nouveaux sentiers de l’émancipation
  • Marcos, Nous les dépossédés
  • Mendoza, De l’État-nation à l’État plurinational
  • Garcia Linera, L’alter révolution
  1. Bilan d’une époque

1. Introduction

C’est l’heure des brasiers, il n’y a rien d’autre à voir que la lumière.

José Marti[1]

Au début du vingtième siècle, la tempête est en gestation. Des mouvements précurseurs se faufilent dans le dédale des luttes, créant de nouvelles résistances, quelquefois sous l’influence de l’Internationale communiste, parfois sur des bases anti-impérialistes autonomes. On assiste à la création des grands partis communistes en Asie, comme en Chine et au Vietnam, qui deviendront plus tard les fers de lance de la révolte anticoloniale. On voit aussi émerger des résistances inédites en Afrique et en Amérique latine, comme à Cuba où José Marti (1853-1895), écrivain, poète et militant, devient une des figures de proue de l’intellectualité révolutionnaire dans l’hémisphère.

Avec la Deuxième Guerre mondiale, le mouvement de libération connaît un nouvel élan. Dans plusieurs autres pays asiatiques, les partis communistes créent de vastes coalitions anti-impérialistes et anticoloniales où sont amalgamées les revendications sociales (notamment celles qui concernent le vaste monde paysan) et nationales, avec au centre la revendication de l’indépendance. En Asie, ces luttes aboutissent à de gigantesques victoires en Chine (1948) où Mao Zedong propose une nouvelle stratégie. Pour Mao, l’agenda de la révolution chinoise doit réconcilier deux impératifs : mettre fin à la domination impérialiste sur la Chine et libérer le monde rural par le moyen d’une immense réforme agraire redistribuant les terres aux paysans. « Le caractère de notre révolution, affirme Mao, est celui d’une révolution démocratique bourgeoise, menée principalement contre l’impérialisme et le féodalisme, dont les forces motrices fondamentales sont le prolétariat, la paysannerie et la petite bourgeoisie urbaine »[2]. Au Vietnam, une lutte immense s’échelonne pendant trente ans, d’abord contre le colonialisme français, puis contre l’impérialiste américain. Le génial général Giap, architecte de la révolution vietnamienne, explique :

La révolution sud-vietnamienne fait partie intégrante de la révolution mondiale. Chaque grand événement qui se produit dans le monde influe sur la lutte de notre peuple; par contre, cette lutte influe de façon non négligeable sur le mouvement révolutionnaire de différents pays dans le monde… Les contradictions fondamentales de notre époque trouvent leur expression concentrée dans notre pays[3].

Avec cette nouvelle situation en Asie, on peut littéralement dire que le monde a effectivement changé de base. En 1955, vingt-neuf nouveaux États se réunissent à Bandoeng pour annoncer la venue au monde d’un autre monde, le « tiers-monde » qui réclame, plus que jamais, la fin du colonialisme et une nouvelle architecture mondiale basée sur la coopération et la paix. Certes, ce « tiers-monde » continue d’entretenir des liens privilégiés avec l’Union soviétique, mais il s’articule de plus en plus sur ses propres bases. Quelques années plus tard d’ailleurs, un violent conflit éclate entre l’URSS et la Chine dont les répercussions sont immenses d’un bout à l’autre de la planète.

La polarisation au début des années 1960 prend forme en Algérie où le mouvement de libération national met à mal le pouvoir colonial français, mais révèle également les défaillances de la gauche française (et européenne) face aux enjeux anticoloniaux et anti-impérialistes. Les textes de Frantz Fanon, Martiniquais engagé dans la lutte algérienne, sont un véritable coup de tonnerre, car ils remettent en question la perspective historique des socialismes européens et annoncent la nouvelle génération de mouvements qui s’en vient dans le tiers-monde, tout en ouvrant la voie à une profonde crise des gauches européennes. L’incapacité des partis socialistes et communistes à lutter vigoureusement contre les pratiques prédatrices des États capitalistes est la cible d’une « nouvelle gauche » qui cherche à retrouver le souffle des élans révolutionnaires antérieurs. Les peuples colonisés n’attendent plus d’être sauvés par le socialisme des autres. Aimé Césaire le dit, « L’heure de nous-mêmes a sonné… ». Par la suite, des révoltes éclatent au Kenya, en Angola et au Cameroun. Des leaders radicaux émergent au Ghana, au Mali et au Congo. Certes, le résultat concret est mitigé, car plusieurs insurrections sont vaincues pendant que des leaders nationalistes qui émergent à travers la décolonisation sont renversés par des militaires appuyés par les anciennes puissances coloniales (c’est le cas notamment de Patrice Lumumba au Congo). Cependant, l’appel du nationalisme radical, et en particulier de Fanon ouvre la porte à d’autres résistances dans une perspective volontariste.

De ces tournants proviennent de nouvelles explorations théoriques pour « relire » Marx, Lénine et tous les autres. L’apport des sociologies critiques, du féminisme et des nouveaux mouvements sociaux change le paysage intellectuel et politique de la gauche. Les idées dominantes sur la « marche irrésistible de l’histoire », du « triomphe inévitable du socialisme » et d’un chemin linéaire vers la libération sont refoulées par de nombreux travaux, dont ceux de Bourdieu, Foucault, Althusser et Poulantzas. En contestant l’inertie de la gauche institutionnelle sur l’Algérie et le Vietnam, ces contestataires remettent en question les concepts traditionnels de l’État sur l’État, le parti, les mouvements sociaux, la transition au socialisme et la nature même du capitalisme. Ces remises en question revoient également le rapport entre luttes nationales et luttes sociales. L’idée s’impose selon laquelle les luttes de libération nationale se trouvent en fait au centre de la problématique de la transformation, et non comme une dimension secondaire, presque collatérale. Des mouvements de revendications nationales ressurgissent un peu partout, y compris dans les pays capitalistes du « centre », notamment le Canada, l’Espagne, la Grande-Bretagne et même les États-Unis, autour des luttes des Afro-Américains.

Cette effervescence prend toutefois des dimensions énormes dans la moitié sud de l’hémisphère des Amériques. La révolution cubaine (1959) change en effet la donne. Elle est une véritable « révolution dans la révolution », selon l’expression consacrée par Régis Debray. Elle bouscule l’hégémonie de la gauche traditionnelle et, par la bande, le « modèle soviétique ». Elle conteste ardemment les théorisations antérieures sur les stratégies des luttes anticapitalistes et anti-impérialistes. Plus question d’attendre, le socialisme fait intrinsèquement partie de la révolution anti-impérialiste. Quelque temps après le triomphe de la révolution cubaine, Fidel Castro affirme :

La révolution anti-impérialiste et la révolution socialiste ne sont qu’une seule révolution. Telle est la grande vérité dialectique de l’humanité : l’impérialisme n’a en face de lui que le socialisme… Il est une étape que quelques pays sous-développés pourront peut-être sauter, c’est l’édification du capitalisme[4].

La révolution cubaine devient alors un phare, un emblème, une inspiration, largement associée à la figure d’Ernesto « Che » Guevara, qui veut relancer la lutte révolutionnaire et créer selon son expression « deux ou trois Vietnam »[5]. La vague de luttes sociales et nationales qui emporte alors l’Amérique latine se transmet par la suite en Afrique où, à l’inspiration de précurseurs comme Patrice Lumumba, se développe une nouvelle génération, notamment dans les pays qui n’ont pas accédé à l’indépendance, comme dans les colonies portugaises de l’Angola, du Mozambique et de la Guinée. Au Moyen-Orient, cette relance est également à l’œuvre à travers la lutte de libération du peuple palestinien, également avec les résistances en Iran, au Liban, en Égypte et au Maroc.

Tout au long des années 1960 et durant la première partie des années 1970, ces luttes marquent des victoires importantes, dont la plus importante est celle des Vietnamiens contre l’impérialisme américain (1975), sans compter la libération des mouvements de libération contre le colonialisme portugais en Afrique, les révolutions au Nicaragua, en Iran, en Éthiopie et ailleurs. Le Guinéen Amilcar Cabral, notamment, exprime la nécessité de « réinventer » la révolution africaine selon des schémas originaux et « déterminés et conditionnés par la réalité historique de chaque peuple »[6]. Toutefois, des défaites importantes sont également enregistrées. En Amérique du Sud par exemple, les guérillas inspirées par la révolution cubaine et le symbole du Che Guevara échouent, de même que le projet socialiste non armé du Chili. L’impérialisme américain, secoué ici et là, est loin d’avoir dit son dernier mot. Dans les années 1980, la réorganisation de l’empire permet de refouler des élans révolutionnaires dans plusieurs régions du monde, notamment en Asie et en Afrique. De grands « retournements » ont lieu au moment où des mouvements révolutionnaires, qui s’estiment près de réaliser leurs buts, se retrouvent finalement relégués, en Iran ou aux Philippines notamment. Une longue et pénible traversée du désert s’étend dans les années 1980 et 1990, au moment où le basculement du monde permet aux États-Unis de regagner leur influence, à la fois par de nouvelles agressions militaires (au Moyen-Orient et en Asie) et par l’imposition d’une nouvelle architecture internationale (via les politiques dites du « consensus de Washington »), notamment en Amérique latine.

Parallèlement, on sent un certain essoufflement théorique et politique de la part des mouvements de libération, à commencer par ceux qui sont parvenus au pouvoir. D’emblée, l’arrivée au pouvoir s’avère plus complexe que ce qui avait été pensé. Les pays libérés sont dévastés. Parallèlement, les mouvements héritent de « réflexes » accumulés pendant la lutte. Sans être « militaristes », ils pensent qu’il faut agir de manière centralisée, sans tergiverser avec les oppositions, même celles qui n’ont pas été les relais des pouvoirs impériaux. Face aux masses ouvrières et paysannes, les États révolutionnaires concentrent le pouvoir au sein d’une élite où les organisations populaires sont des « courroies de transmission », selon le « modèle » soviétique, chinois ou cubain, d’où un déficit démocratique plus ou moins visible qui va cependant s’accumuler au fil des années.

Au tournant du siècle toutefois, la période « creuse » s’achève alors que se produit un nouvel élan. Le coup d’envoi, si on peut dire, est donné au Mexique avec l’insurrection organisée par les communautés autochtones du Chiapas et l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN). De manière moins spectaculaire se produisent des mouvements populaires d’une nouvelle génération au Brésil, en Argentine, en Bolivie, au Venezuela, et desquels émergent de nouvelles initiatives comme le Forum social mondial, la Via Campesina et d’autres lieux et réseaux. Ces initiatives expriment des dynamiques et des revendications citoyennes qui vont bien au-delà des considérations de partis, tout en restant ancrées sur l’espace politique, notamment en visant le pouvoir, que cela soit au niveau local, national, voire international. À quelques reprises, des mobilisations renversent des gouvernements, notamment en Argentine (2001), où se construit, selon Guillermo Almeyra, une nouvelle subjectivité issue des luttes, valorisant la pluriculturalité et la pluriethnicité, imposant la priorité au social, favorisant les expériences horizontales et démocratiques[7]. En Bolivie, une nouvelle convergence est expérimentée entre les acteurs politiques et les mouvements populaires, entre les différentes composantes de la population, et ce, dans un pays où pendant si longtemps, la majorité autochtone avait été rejetée en dehors de la citoyenneté. Sur les traces de penseurs militants comme le Péruvien José Mariátegui, des mouvements élaborent de nouveaux concepts permettant de repenser l’État et la nation et de conjuguer de nouveau les luttes sociales d’émancipation avec l’affirmation des droits des peuples.

2. De l’anticolonialisme à l’anti-impérialisme

Durant la première étape de l’insurrection anti-impérialiste du vingtième siècle, deux moments s’articulent. Au tournant des années 1930, des mouvements d’inspiration communiste, surtout en Asie, élaborent un nouveau projet où la libération nationale converge avec la révolte paysanne, tel que l’expliquent Mao et Giap. Un penseur latino-américain précurseur, Carlos Mariátegui, interpelle également une gauche embryonnaire pour la convaincre de sortir d’une certaine « tutelle européenne ». C’est également le cas de l’Haïtien Jacques Roumain, au moment où son pays subit l’occupation américaine. Sur cette base, en rupture avec les traditions socialistes européennes, se développent les révolutions victorieuses en Chine et au Vietnam qui débouchent, après la Deuxième Guerre mondiale, sur une immense relance des résistances anticoloniales et anti-impérialistes ailleurs dans le monde qui ont, par ailleurs, l’effet conscient ou non de propulser la lutte révolutionnaire à l’échelle mondiale, comme le prétend Mao : « Chez les peuples colonisés, peu importe quelles classes, quels partis ou individus participent à la révolution, et peu importe qu’ils le comprennent ou non, il suffit qu’ils s’opposent à l’impérialisme pour que leur révolution devienne une partie de la révolution mondiale socialiste prolétarienne et qu’ils en soient les alliés ». Plus tard survient le deuxième moment dans les années 1960. Une grande vague de résistances africaines cherche à renverser les pouvoirs coloniaux et leurs relais locaux, ce qui implique de repenser la lutte, comme l’explique notamment Fanon. Ce recentrage se fait également en rompant les liens, dans une large mesure, avec les mouvements socialistes inscrits dans la tradition des Internationales. La perspective de ces mouvements va par ailleurs au-delà de la libération anticoloniale puisque, de facto, il faut confronter le pouvoir impérialiste et capitaliste.

Notre lutte impétueuse

Hô Chi Minh, 1930[8]

En octobre 1930, le Parti communiste indochinois (PCI) adopte un programme qui élabore l’approche stratégique pour la lutte anticoloniale au Vietnam. Des insurrections ouvrières et paysannes s’organisent un peu partout dans des conditions d’une grande adversité. Le Parti communiste expérimente ses forces jusqu’à la mise en place de la grande alliance patriotique qui parviendra à déloger le colonialisme français et à affronter l’impérialisme américain.

L’Indochine (Vietnam, Cambodge, Laos) est une colonie d’exploitation de l’impérialisme français; aussi son économie dépend-elle de celle de la France. Les deux caractéristiques du développement de l’Indochine sont les suivantes : l’Indochine a besoin d’avoir un développement indépendant, mais comme elle est une colonie, cela lui est refusé. Les contradictions de classe s’exacerbent chaque jour entre d’un côté les ouvriers, les paysans et les travailleurs misérables et de l’autre les prolétaires fonciers féodaux, les capitalistes et l’impérialisme. Le joug de l’impérialisme français entrave l’essor des forces productives de l’Indochine. Les impérialistes ne développent pas l’industrie lourde (métallurgie, construction mécanique, etc.), car son essor nuirait au monopole industriel français. Seules peuvent être développées les industries nécessaires à la domination de l’impérialisme et à son commerce comme les chemins de fer, les petits arsenaux, etc. De connivence avec les propriétaires fonciers, les compradores et les usuriers autochtones, l’impérialisme français exploite cruellement la paysannerie; il s’empare des produits agricoles pour les exporter, introduit dans le pays les marchandises de la métropole, lève de lourds impôts, réduisant les paysans à la misère et la grande masse des artisans au chômage… Si l’économie traditionnelle du pays se détériore très vite, les nouvelles industries se développent avec beaucoup trop de lenteur : les miséreux et les chômeurs ne peuvent tous se faire embaucher comme ouvriers et beaucoup habitent à la campagne où la situation est lamentable.

Quoique peu nombreux, les effectifs des ouvriers indochinois, en premier lieu ceux des plantations, augmentent chaque jour. Ils mènent une lutte de plus en plus intense. La paysannerie, dont la conscience s’est éveillée, s’oppose farouchement aux impérialistes et aux propriétaires fonciers. Les grèves de 1928, 1929 et les mouvements d’âpre lutte des ouvriers et des paysans de cette année (1930) montrent l’ampleur croissante de la lutte des classes en Indochine. Fait particulier et de première importance, dans la révolution indochinoise la lutte des masses ouvrières et paysannes revêt un caractère nettement indépendant et n’est plus comme auparavant influencée par le nationalisme. Les contradictions énoncées ci-dessus poussent la révolution indochinoise à se développer. Au début, c’est une révolution démocratique bourgeoise, car il n’est pas possible de résoudre directement les problèmes de l’organisation du socialisme; l’économie du pays demeure très faible, les vestiges du féodalisme sont nombreux, le rapport des forces entre les classes ne penche pas encore du côté du prolétariat; d’ailleurs, l’oppression de l’impérialisme subsiste toujours. Étant donné ces conditions, la révolution dans la période actuelle ne peut être qu’une révolution agraire et anti-impérialiste.

La révolution démocratique bourgeoise est la période de préparation à la révolution socialiste. Avec le succès de la révolution démocratique bourgeoise et la création d’un gouvernement des ouvriers et des paysans, l’industrie nationale pourra se développer, les organisations prolétariennes gagneront en puissance, la direction du prolétariat se consolidera et le rapport des forces entre les classes penchera en faveur du prolétariat. La lutte gagnera alors en profondeur et en ampleur, pour progresser sur la voie de la révolution socialiste. Cette période sera celle de la révolution prolétarienne dans le monde entier et de l’édification du socialisme en Union soviétique. Grâce à la dictature du prolétariat dans les autres pays, l’Indochine se développera pour s’engager directement dans la voie socialiste sans passer par l’étape capitaliste. Le prolétariat et la paysannerie sont les deux forces motrices essentielles : dans la révolution démocratique bourgeoise, celle-ci ne réussira que si le prolétariat en prend la direction.

La révolution démocratique bourgeoise consiste essentiellement, d’une part à effacer les vestiges du féodalisme, à liquider les méthodes d’exploitation précapitaliste et à réaliser totalement la réforme agraire, d’autre part à renverser l’impérialisme français et à rendre l’Indochine complètement indépendante. Ces deux aspects de la lutte sont intimement liés; c’est en renversant l’impérialisme qu’on peut abolir la classe des propriétaires fonciers et réaliser avec succès la révolution agraire, et c’est en anéantissant le régime féodal qu’on peut renverser l’impérialisme. Pour réaliser ces points essentiels, il est indispensable d’instituer le pouvoir des soviets d’ouvriers et de paysans. Seul ce pouvoir pourra servir d’instrument puissant pour renverser l’impérialisme, le féodalisme et les propriétaires fonciers, pour donner la terre aux paysans et appliquer une législation protégeant les intérêts du prolétariat.

La lutte des paysans

José Carlos Mariátegui, 1928[9]

En Amérique latine, les mouvements d’inspiration socialiste et anarchiste fleurissent durant les années 1920 dans les villes où apparaît un prolétariat industriel, essentiellement composé d’immigrants européens. La réalité nationale, faite de l’héritage de l’occupation nationale et de la marginalisation des populations autochtones et afro-américaines, échappe dans une grande mesure à cette gauche nourrie par les Internationales. Mariátegui, journaliste, essayiste et organisateur syndical et politique, réagit à cet angle mort du socialisme latino-américain. Il fait un vaste détour par l’histoire de son pays, le Pérou, pour illustrer les traditions de résistance paysanne et autochtone et même les vestiges d’un communisme « inca » qui, selon lui, pourrait servir de matrice à une grande révolution populaire qui va permettre à la fois une véritable décolonisation et une transcendance de la lutte nationale vers le socialisme. Par ailleurs, pour Mariátegui, les forces socialistes doivent aller plus loin, car « l’anti-impérialisme ne supprime pas l’antagonisme entre les classes, n’annule pas les divergences entre leurs intérêts. Ni la bourgeoisie ni la petite bourgeoisie ne peuvent mener au pouvoir une politique anti-impérialiste ».

[Au Pérou], le degré de développement atteint grâce à l’industrialisation de l’agriculture sous un régime et une technique capitalistes a pour facteur principal l’intéressement du capital britannique et nord-américain à la production péruvienne de sucre et de coton. Ni l’aptitude industrielle ni la capacité capitaliste des grands propriétaires ne sont responsables de l’extension prise par les cultures. Ceux-ci destinent leurs terres à la production du coton et de la canne à sucre, financés par de puissantes firmes exportatrices. Les meilleures terres des vallées côtières sont occupées par le coton et la canne à sucre, non qu’elles conviennent seulement à ces cultures, mais uniquement parce que ce sont les seules qui intéressent, pour le moment, les commerçants anglais et yankee. Le crédit agricole, entièrement subordonné aux intérêts de ces firmes avant que ne s’établisse la Banque agricole nationale, ne tenta aucune autre culture. Celle des fruits, qui sont destinés au marché interne, est en général aux mains de petits propriétaires et de locataires. Il n’y a que dans les vallées de Lima, de par la proximité de marchés urbains d’importance, que de grandes surfaces sont consacrées par leurs propriétaires à la production de fruits. Souvent, dans les fermes cotonnières ou sucrières, ces fruits ne sont pas cultivés, pas même dans la mesure nécessaire pour l’approvisionnement de leur propre population rurale…

L’intérêt évident et urgent de l’économie péruvienne exige depuis longtemps que le pays produise tout le blé nécessaire pour la confection du pain pour sa population. Si cet objectif avait été atteint, le Pérou n’aurait pas eu à continuer à payer à l’étranger douze ou plus millions de sols par an pour le blé consommé par les villes de la côte. Pourquoi ce problème de notre économie n’a-t-il pas été résolu? Il n’est pas dû seulement au fait que l’État ne s’est pas encore préoccupé de faire une politique de développement des cultures vivrières…

L’obstacle, la résistance à une solution se trouvent dans la structure même de l’économie péruvienne. L’économie du Pérou est une économie coloniale. Son développement est subordonné aux intérêts des marchés de Londres et de New York. Ces marchés voient dans le Pérou une réserve de matières premières et un emplacement pour leurs manufactures. Et pour cette raison, l’agriculture péruvienne n’obtient des crédits que pour les produits qui peuvent offrir un avantage sur les grands marchés mondiaux. La finance étrangère s’intéresse un jour au caoutchouc, un autre jour au coton, un autre au sucre. Le jour où Londres peut recevoir à un meilleur prix et en quantité suffisante un produit de l’Inde ou de l’Égypte, il abandonne immédiatement ses producteurs péruviens. Nos « latifundistas », nos grands propriétaires terriens, quelles que soient les illusions qu’ils se font au sujet de leur indépendance, ne sont que les intermédiaires ou les agents du capitalisme étranger.

En ce qui concerne le problème indigène, sa subordination au problème de la terre est encore plus absolue pour des raisons spécifiques. La race indigène est une race d’agriculteurs. Le peuple inca était un peuple de paysans, pratiquant en général l’agriculture et l’élevage. Les industries et les arts étaient à caractère domestique et rural. Chez les Incas du Pérou se vérifiait, plus que chez n’importe quel autre peuple, ce principe que : « la vie vient de la terre ». Les travaux publics, les œuvres collectives les plus admirables du Tawantinsuyo, eurent un but militaire, religieux ou agricole. Les canaux d’irrigation de la sierra [montagne] et de la côte, les cultures en terrasses des Andes sont aujourd’hui les meilleurs témoignages du degré d’organisation économique atteint par les Indiens péruviens… Le communisme inca – qui, pour s’être développé sous le régime autocratique des Incas – ne peut cependant pas être nié ni négligé pour être caractérisé comme étant un communisme agraire. Les caractères fondamentaux de l’économie inca – d’après César Ugarte, qui dégage en général les traits caractéristiques de notre processus avec beaucoup de pondération – sont les suivants : « Propriété collective de la terre cultivable par l’« ayllu » ou groupe de familles apparentées, bien que cette propriété soit divisée en parcelles individuelles intransférables; propriété collective des eaux, des pâturages et des bois par la « marca » ou tribu, ou encore par la fédération des « ayllus » établies autour d’un même village; coopération dans le travail : appropriation individuelle des récoltes et des fruits ».

La destruction de cette économie et par la suite de la culture qui se nourrissait de sa sève est une des responsabilités les moins discutables de la domination espagnole, non pour avoir détruit les formes autochtones, mais pour ne pas les avoir remplacées par des formes supérieures. Le régime colonial désorganisa l’économie inca sans lui substituer une économie plus rentable. Sous la domination d’une aristocratie indigène vivait une nation qui comptait dix millions d’Indiens et qui possédait un État dont l’action réalisait toutes les ambitions de sa puissance; sous une aristocratie étrangère, les Indiens se réduisirent à une masse dispersée et anarchique d’un million d’hommes tombés dans la servitude. La donnée démographique est, à cet égard, le fait décisif. Contre tous les reproches – qu’on peut faire au régime inca au nom des concepts modernes de liberté et de justice – s’inscrit le fait historique positif, matériel qu’il assurait la vie et la croissance d’une population qui atteignait dix millions quand les conquistadors arrivèrent au Pérou et qui, en trois siècles de domination espagnole, descendit à un million. Et ce fait condamne l’époque de la domination espagnole, non du point de vue abstrait, théorique ou moral – ou comme on voudra le qualifier – de la justice, mais bien du point de vue pratique, concret et matériel de l’utilité…

C’est pourquoi, dans les villages indigènes où sont réunies des familles entre lesquelles se sont brisés les liens des biens et du travail communautaires, il subsiste encore de solides et tenaces habitudes de coopération et de solidarité qui sont l’expression empirique d’un esprit communiste. La commune correspond à cet esprit. Quand l’expropriation et la répartition paraissent liquider la « commune », le socialisme indigène trouve toujours moyen de la refaire, de la maintenir ou de lui trouver un substitut. Le travail et la propriété collective sont remplacés par la coopération dans le travail individuel. Castro Pozo écrit à ce sujet : « La coutume a survécu, réduite aux « mingas » ou réunions de tout l’« ayllu » pour faire gratuitement un travail, canal d’irrigation ou maison pour un des membres de la commune. Ce travail s’effectue au son de la harpe et des violons, et tout en consommant quelques bonbonnes de tafia, des cigares et des bouchées de coca! » Ces coutumes ont mis en pratique de façon rudimentaire très certainement le contrôle collectif du travail, supérieur au contrat individuel. Ce ne sont pas les individus isolés qui se louent à un propriétaire ou à un entrepreneur, ce sont, solidairement, tous les hommes utiles de la commune qui s’y rendent. La défense de la « commune » indigène ne se résout pas à des principes abstraits de justice ni à des considérations sentimentales et traditionnelles, mais à des raisons concrètes et pratiques d’ordre économique et social. La propriété communale n’est pas au Pérou une économie primitive qui aurait peu à peu fait place à une économie progressive fondée sur la propriété individuelle. Non; les « communes » ont été dépouillées de leurs terres au profit du latifundia féodal ou semi-féodal, intrinsèquement incapable de progrès technique.

La grande alliance

Mao Zedong, 1926-1939[10]

À la fin des années 1920, l’Internationale communiste subit de durs échecs en Europe, mais également en Chine où la convergence entre les luttes ouvrières et les résistances anti-impérialistes semblait pouvoir se réaliser. De ces défaites surgit une nouvelle proposition autour de Mao et du Parti communiste chinois (PCC). L’échec est imputé non seulement à la force des puissances locales et impérialistes qui entravent la marche vers la libération, mais également à l’incapacité du PCC d’élaborer une plate-forme adéquate. C’est alors qu’émerge l’idée de recentrer les luttes vers le monde paysan et de reconstruire une grande alliance anti-impérialiste et antiféodale. C’est le début d’une nouvelle révolution chinoise.

Si, dans le passé, toutes les révolutions en Chine n’ont obtenu que peu de résultats, la raison essentielle en est qu’elles n’ont point réussi à unir autour d’elles leurs vrais amis pour porter des coups à leurs vrais ennemis…

Dans ce pays économiquement arriéré et semi-colonial qu’est la Chine, la classe des propriétaires fonciers et la bourgeoisie compradore sont de véritables appendices de la bourgeoisie internationale et dépendent de l’impérialisme quant à leur existence et leur développement. Ces classes représentent les rapports de production les plus arriérés et les plus réactionnaires de la Chine et font obstacle au développement des forces productives du pays. Leur existence est absolument incompatible avec les buts de la révolution chinoise…

La moyenne bourgeoisie (pour sa part) est inconsistante dans son attitude à l’égard de la révolution chinoise. Quand elle souffre sous les rudes coups que lui porte le capital étranger et le joug que font peser sur elle les seigneurs de guerre, elle sent le besoin d’une révolution et se déclare pour le mouvement révolutionnaire dirigé contre l’impérialisme et les seigneurs de guerre, mais elle se méfie de la révolution quand elle sent qu’avec la participation impétueuse du prolétariat du pays et le soutien actif du prolétariat international, cette révolution met en danger la réalisation de son rêve de s’élever au rang de la grande bourgeoisie. Sa plate-forme politique, c’est la création d’un État dominé par une seule classe, la bourgeoisie nationale…

[On retrouve dans] la petite bourgeoisie les paysans propriétaires, les propriétaires d’entreprises artisanales, les couches inférieures des intellectuels, étudiants, enseignants des écoles primaires et secondaires, petits fonctionnaires, petits employés, petits avocats et petits commerçants. Par son nombre comme par sa nature de classe, la petite bourgeoisie mérite une attention sérieuse. Les paysans propriétaires comme les propriétaires d’entreprises artisanales sont engagés dans la petite exploitation… En ce qui concerne le mouvement contre les impérialistes et les seigneurs de guerre, ils doutent seulement de son succès (car les étrangers et les seigneurs de guerre leur semblent si puissants) et, n’osant pas se risquer à y prendre part, ils préfèrent adopter une position neutre, mais ils n’interviennent en aucune façon contre la révolution…

Nous rattacherons au semi-prolétariat l’écrasante majorité des paysans semi-propriétaires et les paysans pauvres [qui] forment une masse rurale énorme, et ce qu’on appelle le problème paysan est essentiellement leur problème…

Le prolétariat industriel moderne compte en Chine environ deux millions de représentants. Ce nombre réduit s’explique par le retard de la Chine sur le plan économique. […] Bien que faible en effectif, le prolétariat industriel incarne les nouvelles forces productives, constitue la classe la plus progressive de la Chine moderne et est devenu la force dirigeante du mouvement révolutionnaire…

Le prolétariat industriel est la force dirigeante de notre révolution. Nos plus proches amis sont l’ensemble du semi-prolétariat et de la petite bourgeoisie. De la moyenne bourgeoisie toujours oscillante, l’aile droite peut être notre ennemie et l’aile gauche notre amie, mais nous devons constamment prendre garde que cette dernière ne vienne désorganiser notre front.

Dans ce texte, Mao refonde le Parti communiste qui, dans le sillon de la Troisième Internationale, a plutôt négligé le monde paysan. La mobilisation de cette masse paysanne, qui constitue la grande majorité de la population, est l’arme principale avec laquelle seront vaincus le pouvoir réactionnaire et ses alliés impérialistes. Le défi de la libération nationale est de libérer le monde paysan.

Du moment que la société chinoise d’aujourd’hui est de caractère colonial, semi-colonial et semi-féodal, quelles sont les cibles principales de la révolution chinoise à son étape actuelle, ou, en d’autres termes, quels sont ses ennemis principaux? Ce sont l’impérialisme et le féodalisme, c’est-à-dire la bourgeoisie des États impérialistes et la classe des propriétaires fonciers de notre pays qui, à l’étape actuelle, sont les principaux oppresseurs dans la société chinoise, les pires obstacles à son progrès. Tous les deux s’entendent pour opprimer le peuple chinois et, comme l’oppression la plus cruelle est l’oppression nationale exercée par l’impérialisme, c’est lui qui est le premier et le pire ennemi du peuple chinois…

L’existence de tels ennemis oblige la révolution chinoise à faire de la lutte armée et non de la lutte par des moyens pacifiques sa méthode principale, sa forme essentielle… Les centres urbains de la Chine resteront longtemps occupés par le puissant impérialisme et ses alliés, les réactionnaires chinois; si donc les forces de la révolution ne veulent pas faire de compromis avec 1’impérialisme et ses valets, mais sont décidées à poursuivre la lutte, si elles veulent s’accroître et s’aguerrir, si elles entendent éviter la bataille décisive contre un ennemi puissant tant qu’elles ne seront pas de taille à la livrer, elles doivent faire de la campagne arriérée une base solide qui soit à l’avant-garde du progrès, un vaste bastion militaire, politique, économique et culturel de la révolution, à partir duquel il leur sera possible de combattre leur ennemi mortel, qui utilise les villes pour attaquer les régions rurales, et de faire triompher pas à pas, dans une lutte de longue durée, la révolution dans tout le pays.

Dans ces circonstances, l’inégalité du développement économique de la Chine (qui n’a pas une économie capitaliste unifiée), l’immensité de son territoire (qui donne aux forces révolutionnaires la possibilité de manœuvrer), la désunion du camp de la contre-révolution chinoise et les nombreuses contradictions qui le déchirent, ces divers facteurs s’ajoutant au fait que la lutte de la paysannerie, force principale de la révolution chinoise, est dirigée par le parti du prolétariat, le Parti communiste, ont pour conséquence que, d’une part, la révolution chinoise peut triompher d’abord dans les régions rurales et que, d’autre part, elle se développera d’une façon inégale et exigera, pour sa victoire totale, une lutte longue et ardue. Il est alors clair que la lutte révolutionnaire de longue durée qui se déroule dans les bases révolutionnaires est essentiellement une guerre de partisans menée par la paysannerie sous la direction du Parti communiste chinois…

Puisqu’aujourd’hui la révolution nationale en Chine a pour tâche principale de combattre l’impérialisme japonais qui a envahi notre territoire et puisqu’il faut accomplir la révolution démocratique pour assurer la victoire dans la guerre, les deux tâches révolutionnaires sont en fait déjà liées. C’est une erreur de considérer la révolution nationale et la révolution démocratique comme deux étapes révolutionnaires nettement distinctes…

Du moment que la société chinoise est encore coloniale, semi-coloniale et semi-féodale, que la révolution chinoise a toujours pour ennemis principaux l’impérialisme et les forces féodales, qu’elle a pour tâche de les renverser par une révolution nationale et une révolution démocratique auxquelles participe parfois la bourgeoisie, et qu’elle est dirigée, non pas contre le capitalisme et la propriété privée capitaliste en général, même si la grande bourgeoisie trahit la révolution et s’en fait l’ennemie, mais contre l’impérialisme et le féodalisme, elle n’a pas, à son étape actuelle, un caractère socialiste prolétarien, mais un caractère démocratique bourgeois…

Ce type de révolution se développe actuellement en Chine et dans tous les pays coloniaux et semi-coloniaux; nous l’appelons la révolution de démocratie nouvelle. Elle fait partie de la révolution socialiste prolétarienne mondiale, elle combat résolument l’impérialisme, c’est-à-dire le capitalisme international. Politiquement, elle vise à instaurer la dictature conjointe de plusieurs classes révolutionnaires sur les impérialistes, les traîtres et les réactionnaires; elle lutte contre la transformation de la société chinoise en une société de dictature bourgeoise. Économiquement, elle a pour but de nationaliser les gros capitaux et les grandes entreprises des impérialistes, des traîtres et des réactionnaires, ainsi que de distribuer aux paysans les terres des propriétaires fonciers, tout en maintenant l’entreprise capitaliste privée en général et en laissant subsister l’économie des paysans riches.

Nous ne sommes pas nationalistes

Jacques Roumain, 1934[11]

Cofondateur du Parti communiste, Roumain distingue la lutte menée par son parti du nationalisme animé par la bourgeoisie en Haïti. Son interpellation est simple et forte : « Combattre le capitalisme étranger ou indigène, c’est lutter à outrance contre la bourgeoisie haïtienne et les politiciens bourgeois, valets de l’impérialisme, exploiteurs cruels des ouvriers et paysans ».

Le fait le plus considérable, le plus riche en enseignements, c’est entre l932-1934 l’écroulement du mythe nationaliste en Haïti. En premier lieu : qu’est-ce que le nationalisme haïtien? Le nationalisme haïtien est certainement né de l’occupation américaine, mais on se tromperait en ne voyant en lui qu’une attitude sentimentale. Le nationalisme haïtien est né de la corvée rétablie dans nos campagnes par les troupes d’invasion; du massacre de plus de 3 000 paysans haïtiens protestataires; de l’expropriation des paysans par les grandes compagnies américaines. Le nationalisme haïtien a eu donc ses racines dans la souffrance des masses, dans leur misère économique accrue par l’impérialisme américain et leurs luttes contre le travail forcé et la dépossession. Quelle que fût la superstructure sentimentale de ces luttes, reliquat historique probable, elles n’en demeurent pas moins profondément et consciemment un anti-impérialisme à base de revendications économiques : elles sont un mouvement de masses. La bourgeoisie haïtienne, tandis qu’on massacrait les paysans du Nord, de l’Artibonite et du Plateau central, recevait joyeusement les chefs des assassins dans les salons de ses cercles mondains et dans ses familles. Complice consciente de l’occupation, elle se mit à son service, rampa aux pieds des maîtres en quête de reliefs : présidence de la République, fonctions publiques. Les uns furent contentés, les autres non. Ainsi naquit une opposition bourgeoise.

Le parallèle est saisissant entre les rapports de classe à Saint-Domingue et dans l’actuelle République d’Haïti. Colons français et impérialistes américains. Affranchis et bourgeoisie contemporaine. Esclaves et prolétariat haïtien… En 1789, les affranchis ne pouvaient songer à la liberté des esclaves puisqu’ils vivaient de leur exploitation. Ils ne revendiquaient que leurs droits à eux. En 1915, la bourgeoisie haïtienne, vivant de l’oppression de la masse, ne pouvait faire cause commune avec elle : elle se contenta, complice historique et naturelle de l’impérialisme, de réclamer la continuation de ses privilèges et de nouvelles prébendes sous la protection de l’occupant. La fraction satisfaite collabora « franchement et loyalement », l’autre se révolta. Encore une fois, nous raisonnons ici en termes de classes et non en termes de personnes. Il y eut de part et d’autre des traîtres et des combattants sincères. Mais considérés globalement, ou mieux en facteurs de classes : la bourgeoisie trahit; le prolétariat résista. Sur quoi allait donc s’appuyer cette opposition bourgeoise dépitée?

Les masses, elles, avaient des revendications économiques sérieuses. Les revendications économiques de la bourgeoisie : c’est le pillage. Décemment, elle ne pouvait s’appuyer là-dessus. Son nationalisme fut d’abord verbal. Ses journaux élevèrent des plaintes véhémentes et tirèrent à des milliers d’exemplaires les clichés patriotards bien connus tels que : « Nos Ancêtres, les sublimes va-nu-pieds de 1804, etc. »  Quelques amendes, des emprisonnements y mirent assez vite bon ordre. Alors, elle se tourna vers les masses anti-impérialistes, fit mine de défendre ses droits; d’épauler ses protestations contre les taxes, les dépossessions; parla avec solennité du destin de notre race (cette race qu’elle méprise et dont elle a honte). Les masses écoutèrent, suivirent. Le nationalisme haïtien était né, ce fait inouï : la bourgeoisie avant-garde du prolétariat!

Définissons donc ce nationalisme : une exploitation effrontée de l’anti-impérialisme des masses, à des fins particulières, par la bourgeoisie politicienne. De 1913 à 1930, la bataille contre l’occupation et ses sous-ordres haïtiens se livre, incessante malgré les massacres, les matraquages, les incarcérations. Elle atteint en 1930 son point culminant. Le président Borno « collaborateur franc et loyal » quitte le pouvoir. Les masses, puissants leviers, hissent les nationalistes au pouvoir. Avec l’arrivée au pouvoir des nationalistes commence le procès de décomposition du nationalisme. L’explication de ce phénomène est simple : par la base, mouvement anti-impérialiste, donc anticapitaliste; par le haut, mouvement opportuniste d’un état-major petit-bourgeois et bourgeois; le nationalisme contenait des contradictions internes qui devaient se désagréger. Le mouvement nationaliste fut incapable de remplir ses promesses, parce que les promesses du nationalisme bourgeois se heurtaient dès la prise du pouvoir, à ses intérêts de classe, et se révélaient une duperie électorale…

Les petits fabricants d’alcool continuèrent à fermer leurs guildives (ateliers de fabrication d’alcool de canne), les ouvriers agricoles à travailler de 10 à 12 heures par jour pour des salaires de 1.50 piastre; les marchandises à être écrasées de taxes de marché; les ouvriers à être exploités sans recours. Quant à réintégrer les paysans dépossédés par les grandes compagnies américaines dans la jouissance de leurs terres, il n’en fut plus du tout question. Ainsi s’écroula le nationalisme haïtien. La grande majorité de la classe travailleuse comprend maintenant le mensonge du nationalisme bourgeois. De plus en plus, elle lie étroitement la notion de la lutte anti-impérialiste à celle de la lutte des classes; de plus en plus, elle se rend compte que combattre l’impérialisme, c’est combattre le capitalisme étranger ou indigène, c’est combattre à outrance la bourgeoisie haïtienne et les politiciens bourgeois, valets de l’impérialisme, exploiteurs cruels des ouvriers et paysans.

Le front uni

Vo Nguyen Giap, 1965[12]

La résistance vietnamienne est devenue dans les années 1960 « l’archétype du mouvement de libération nationale et de la guerre populaire prolongée », comme le dit Pierre Rousset[13]. Cette révolution anti-impérialiste est également une révolution paysanne où se combinent « revendications sociales (de la réduction des rentes agraires à la distribution de la terre, etc.), politiques (les libertés démocratiques, etc.), nationales (l’indépendance, la défense du patrimoine culturel, etc.) », ce qui explique que sous la gouverne du Parti communiste se constitue une vaste alliance de classes apte à mettre de l’avant un projet réellement national.

Le néocolonialisme est le fruit de la collusion et du compromis entre les impérialistes d’une part et la bourgeoisie compradore et la classe des propriétaires fonciers et des féodaux des pays colonisés d’autre part, tendant à perpétuer le colonialisme sous des formes et suivant des méthodes nouvelles et à étouffer le mouvement révolutionnaire des larges masses… Les tendances fondamentales de l’impérialisme restent les mêmes : asservissement des nations faibles, conquête de marchés et de matières premières, oppression et exploitation à outrance des peuples subjugués. Son moyen essentiel reste la violence sous toutes ses formes. Le seul trait qui le distingue du vieux colonialisme, c’est que ce dernier met en œuvre une politique d’asservissement direct, a recours directement à la violence, avec une administration directe et une armée d’agression « métropolitaine »; tout cela, le néocolonialisme le fait en se camouflant par l’intermédiaire d’une administration et d’une armée fantoches, sous le masque de l’indépendance et de la démocratie, en usant d’« aides » et d’« alliances » dans tous les domaines…

Le néocolonialisme américain présente des caractéristiques qui lui sont propres. Lorsque le capitalisme américain est développé au stade de l’impérialisme, les grandes puissances occidentales s’étaient partagé presque tous les marchés importants dans le monde. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, alors que leurs congénères se sont affaiblis, les États-Unis sont devenus le plus puissant et le plus opulent des pays impérialistes. Entre-temps, le monde a présenté un visage nouveau : le rapport des forces entre l’impérialisme et le camp de la paix, de l’indépendance nationale, de la démocratie et du socialisme a changé de façon fondamentale; l’impérialisme n’exerce plus ni son hégémonie sur le monde ni son action décisive sur l’orientation du développement de la conjoncture internationale.

Dans ces nouvelles conditions historiques, à la différence de la voie classique de conquête qui reposait sur l’action des missionnaires et des canonnières, l’impérialisme américain, rompu dans son œuvre d’expansion par le moyen du commerce, s’est vu obligé de s’engager davantage dans la voie du néocolonialisme. Les pays qu’il asservit jouissent nominalement de l’indépendance politique; en fait, ils dépendent de la métropole quant à l’économie, aux finances, à la défense et aux affaires étrangères…

Le néocolonialisme américain se sert de ses hommes de main au Vietnam du Sud comme instrument principal de sa politique d’agression. Sa vigueur dépend d’une part du potentiel économique et militaire de la métropole et d’autre part, des assises que les forces réactionnaires indigènes se sont créées dans la vie sociale, économique et politique du pays asservi… La bourgeoisie compradore sud-vietnamienne constitue une classe économiquement inféodée, auparavant à l’impérialisme français, aujourd’hui à l’impérialisme américain. Elle entretient de nombreux rapports avec les propriétaires fonciers et les féodaux, ces forces sociales réactionnaires étant en collusion étroite avec l’impérialisme qu’elles servent efficacement. Elle vit de l’aide américaine, du commerce avec les pays impérialistes, et recherche les investissements mixtes avec le capital étranger. La bourgeoisie compradore compte des éléments issus d’autres classes sociales, tels les grands propriétaires fonciers réfugiés dans les villes et embourgeoisés…

À travers une longue lutte révolutionnaire, le peuple sud-vietnamien a atteint un niveau élevé sur le plan de la conscience politique comme celui de l’organisation et a acquis une riche expérience de lutte politique et armée. C’est pourquoi, bien que devant affronter un ennemi extrêmement féroce, le mouvement révolutionnaire n’a cessé de croître et la guerre de libération, d’aboutir à des victoires de plus en plus grandes. La bourgeoisie compradore et les propriétaires fonciers, valetaille de l’impérialisme, ne constituent qu’une infime minorité, l’écrasante majorité étant formée par les classes révolutionnaires et patriotiques unies dans une lutte nationale commune…

La paysannerie sud-vietnamienne, englobant plus de 10 millions de personnes, constitue la force révolutionnaire la plus nombreuse et forme avec la classe ouvrière les forces essentielles de la révolution. Composée en grande partie de paysans sans terre, travaillant dans de dures conditions et vivant dans la misère, elle a depuis longtemps donné la preuve d’un ferme esprit révolutionnaire, surtout depuis qu’elle est dirigée par le Parti d’avant-garde de la classe ouvrière… Elle possède tout un trésor d’expérience sur la lutte politique et la lutte armée, la guérilla, l’organisation des forces armées et des villages de résistance… Sous le drapeau du Front national de libération, des millions de paysans sont en train d’avancer résolument sur la voie de la guerre révolutionnaire. Hautement consciente des intérêts nationaux et de classe, la paysannerie est scellée à la classe ouvrière dans une alliance indéfectible, base solide pour le triomphe de la révolution…

Les classes et couches patriotiques de la société sud-vietnamienne, fortes de longues traditions et de riches expériences révolutionnaires, sont unies en un front solide sur la base d’une juste cause. Dans la longue lutte de libération menée contre les agresseurs colonialistes en vue de reconquérir l’indépendance nationale, de donner la terre aux paysans, de défendre les droits fondamentaux de l’homme, de réaliser la paix et la réunification nationale, notre peuple tout entier s’est dressé dans un esprit d’héroïsme tenace…

Pendant les années de la révolution et de la résistance, notre peuple du sud au nord a été cimenté dans une union large et solide, au sein d’un Front national unifié basé sur l’alliance ouvrière et paysanne. C’est la force de l’union qui a conduit notre peuple à de grandes victoires. L’ennemi reste provisoirement puissant du point de vue matériel, mais il est à tout moment isolé et de multiples contradictions internes déchirent ses rangs…

La révolution sud-vietnamienne fait partie intégrante de la révolution mondiale. Chaque grand événement qui se produit dans le monde influe sur la lutte de notre peuple; par contre, cette lutte influe de façon non négligeable sur le mouvement révolutionnaire de différents pays dans le monde. À l’époque actuelle tout particulièrement, la révolution sud-vietnamienne prise séparément et la révolution vietnamienne prise dans son ensemble sont plus que jamais étroitement liées à la situation générale dans le monde. Les contradictions fondamentales de notre époque trouvent leur expression concentrée dans notre pays…

La violence du colonisé

Frantz Fanon, 1961[14]

Fanon fait, dans ce texte, trembler le monde politique et intellectuel de son époque. Il sort des sentiers connus défrichés par les mouvements d’inspiration socialiste et la Troisième Internationale. Il pense à un mouvement anticolonial véritablement tiers-mondiste, autodéfini et auto-organisé, qui libère les populations dominées par l’acte de la révolte. Dans sa préface à l’ouvrage de Fanon, Jean-Paul Sartre rappelle que les révoltes coloniales doivent d’abord « lutter contre elles-mêmes » pour « s’aligner sur les positions des masses rurales, véritable réservoir de l’armée nationale et révolutionnaire ». En opposant à la violence coloniale la leur, les mouvements finissent par recomposer la nation.

Il se trouve que pour le peuple colonisé cette violence, parce qu’elle constitue son seul travail, revêt des caractères positifs et formateurs. Cette praxis violente est totalisante, puisque chacun se fait maillon violent de la grande chaîne, du grand organisme violent surgi comme réaction à la violence première du colonialiste. Les groupes se reconnaissent entre eux et la nation future est déjà indivise. La lutte armée mobilise le peuple, c’est-à-dire qu’elle le jette dans une seule direction, à sens unique.

La mobilisation des masses, quand elle se réalise à l’occasion de la guerre de libération, introduit dans chaque conscience la notion de cause commune, de destin national, d’histoire collective. Aussi la deuxième phase, celle de la construction de la nation, se trouve-t-elle facilitée par l’existence de ce mortier travaillé dans le sang et la colère. On comprend mieux alors l’originalité du vocabulaire utilisé dans les pays sous-développés. Pendant la période coloniale, on conviait le peuple à lutter contre l’oppression. Après la libération nationale, on le convie à lutter contre la misère, l’analphabétisme, le sous-développement. La lutte, affirme-t-on, continue. Le peuple vérifie que la vie est un combat interminable.

La violence du colonisé, avons-nous dit, unifie le peuple. De par sa structure en effet, le colonialisme est séparatiste et régionaliste. Le colonialisme ne se contente pas de constater l’existence de tribus, il les renforce, les différencie. Le système colonial alimente les chefferies et réactive les vieilles confréries maraboutiques. La violence dans sa pratique est totalisante, nationale. De ce fait, elle comporte dans son intimité la liquidation du régionalisme et du tribalisme. Aussi les partis nationalistes se montrent-ils particulièrement impitoyables avec les caïds et les chefs coutumiers. La liquidation des caïds et des chefs est un préalable à l’unification du peuple. Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réhabilite à ses propres yeux. Même si la lutte armée a été symbolique et même s’il est démobilisé par une décolonisation rapide, le peuple a le temps de se convaincre que la libération a été l’affaire de tous et de chacun, que le leader n’a pas de mérite spécial. La violence hisse le peuple à la hauteur du leader, d’où cette espèce de réticence agressive à l’égard de la machine protocolaire que de jeunes gouvernements se dépêchent de mettre en place. Quand elles ont participé, dans la violence, à la libération nationale, les masses ne permettent à personne de se présenter en « libérateur ». Elles se montrent jalouses du résultat de leur action et se gardent de remettre à un dieu vivant leur avenir, leur destin, le sort de la patrie. Totalement irresponsables hier, elles entendent aujourd’hui tout comprendre et décider de tout. Illuminée par la violence, la conscience du peuple se rebelle contre toute pacification. Les démagogues, les opportunités, les magiciens ont désormais la tâche difficile. La praxis qui les a jetées dans un corps-à-corps désespéré confère aux masses un goût vorace du concret. L’entreprise de mystification devient, à long terme, pratiquement impossible…

La question théorique que l’on pose depuis une cinquantaine d’années quand on aborde l’histoire des pays sous-développés, à savoir la phase bourgeoise peut-elle ou non être sautée, doit être résolue sur le plan de l’action révolutionnaire et non par un raisonnement. La phase bourgeoise dans les pays sous-développés ne se justifierait que dans la mesure où la bourgeoisie nationale serait économiquement et techniquement suffisamment puissante pour édifier une société bourgeoise, créer les conditions de développement d’un prolétariat important, industrialiser l’agriculture, rendre possible enfin une authentique culture nationale.

Une bourgeoisie telle qu’elle s’est développée en Europe a pu, tout en renforçant sa propre puissance, développer une idéologie. Cette bourgeoisie dynamique, instruite, laïque a réussi pleinement son entreprise d’accumulation du capital et a donné à la nation un minimum de prospérité. Dans les pays sous-développés, nous avons vu qu’il n’existait pas de véritable bourgeoisie, mais une sorte de petite caste aux dents longues, avide et vorace, dominée par l’esprit gagne-petit et qui s’accommode des dividendes que lui assure l’ancienne puissance coloniale. Cette bourgeoisie à la petite semaine se révèle incapable de grandes idées, d’inventivité. Elle se souvient de ce qu’elle a lu dans les manuels occidentaux et imperceptiblement, elle se transforme non plus en réplique de l’Europe, mais en sa caricature.

La lutte contre la bourgeoisie des pays sous-développés est loin d’être une position théorique. Il ne s’agit pas de déchiffrer la condamnation portée contre elle par le jugement de l’histoire. Il ne faut pas combattre la bourgeoisie nationale dans les pays sous-développés parce qu’elle risque de freiner le développement global et harmonieux de la nation. Il faut s’opposer résolument à elle parce qu’à la lettre elle ne sert à rien…

L’heure de nous-mêmes a sonné

Aimé Césaire, 1956[15]

Homme politique martiniquais associé au Parti communiste français, Césaire démissionne du PCF en écrivant un réquisitoire contre la gauche française au moment où les partis communistes européens sont secoués par la déstalinisation en URSS et l’essor des luttes de libération en Afrique et en Asie. Césaire en veut particulièrement au PCF pour sa politique ambiguë à l’endroit de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie.

Nous sommes convaincus que nos questions, ou si l’on veut la question coloniale, ne peut pas être traitée comme une partie d’un ensemble plus important, une partie sur laquelle d’autres pourront transiger ou passer tel compromis qu’il leur semblera juste de passer eu égard à une situation générale qu’ils auront seuls à apprécier. Ici, il est clair que je fais allusion au vote du Parti communiste français sur l’Algérie, vote par lequel le parti accordait au gouvernement Guy Mollet Lacoste les pleins pouvoirs pour sa politique en Afrique du Nord… Il est constant que notre lutte, la lutte des peuples coloniaux contre le colonialisme, la lutte des peuples de couleur contre le racisme soit beaucoup plus complexe – que dis-je, d’une tout autre nature que la lutte de l’ouvrier français contre le capitalisme français et ne saurait en aucune manière être considérée comme une partie, un fragment de cette lutte.

Je me suis souvent posé la question de savoir si dans des sociétés comme les nôtres, rurales comme elles sont, les sociétés de paysannerie, où la classe ouvrière est infime et où par contre, les classes moyennes ont une importance politique sans rapport avec leur importance numérique réelle, les conditions politiques et sociales permettaient dans le contexte actuel, une action efficace d’organisations communistes agissant isolément et si, au lieu de rejeter a priori et au nom d’une idéologie exclusive, des hommes pourtant honnêtes et foncièrement anticolonialistes, il n’y avait pas plutôt lieu de rechercher une forme d’organisation aussi large et souple que possible, susceptible de donner élan au plus grand nombre, plutôt qu’à caporaliser un petit nombre. Une forme d’organisation où les marxistes ne seraient non pas noyés, mais où ils joueraient leur rôle de levain, d’inspirateur, d’orienteur et non celui qu’à présent ils jouent objectivement, de diviseurs des forces populaires…Voyez donc le grand souffle d’unité qui passe sur tous les pays noirs! Voyez comme, çà et là, se remaille le tissu rompu!

C’est que l’expérience, une expérience durement acquise, nous a enseigné qu’il n’y a à notre disposition qu’une arme, une seule efficace, une seule non ébréchée : l’arme de l’unité, l’arme du rassemblement anticolonialiste de toutes les volontés, et que le temps de notre dispersion au gré du clivage des partis métropolitains est aussi le temps de notre faiblesse et de nos défaites. Pour ma part, je crois que les peuples noirs sont riches d’énergie, de passion, qu’il ne leur manque ni vigueur ni imagination, mais que ces forces ne peuvent que s’étioler dans des organisations qui ne leur sont pas propres, faites pour eux, faites par eux et adaptées à des fins qu’eux seuls peuvent déterminer.

Ce n’est pas volonté de se battre seul et dédain de toute alliance, c’est volonté de ne pas confondre alliance et subordination. Or, c’est là très exactement de quoi nous menacent quelques-uns des défauts très apparents que nous constatons chez les membres du Parti communiste français : leur assimilationnisme invétéré; leur chauvinisme inconscient; leur conviction passablement primaire – qu’ils partagent avec les bourgeois européens – de la supériorité plurilatérale de l’Occident; leur croyance que l’évolution telle qu’elle s’est opérée en Europe est la seule possible… pour tout dire, leur croyance rarement avouée, mais réelle, à la civilisation avec un grand C; au progrès avec un grand P (témoin leur hostilité à ce qu’ils appellent avec dédain le « relativisme culturel »)…

L’heure de nous-mêmes a sonné…

Le communisme a achevé de passer autour du cou de la Martinique le nœud coulant de l’assimilation; que le communisme a achevé de l’isoler dans le bassin caraïbe; qu’il a achevé de la plonger dans une manière de ghetto insulaire; qu’il a achevé de la couper des autres pays antillais dont l’expérience pourrait lui être à la fois instructive et fructueuse (car ils ont les mêmes problèmes que nous et leur évolution démocratique est impétueuse) : que le communisme enfin, a achevé de nous couper de l’Afrique Noire dont l’évolution se dessine désormais à contresens de la nôtre. Et pourtant, cette Afrique Noire, la mère de notre culture et de notre civilisation antillaise, c’est d’elle que j’attends la régénération des Antilles, pas de l’Europe qui ne peut que parfaire notre aliénation, mais de l’Afrique qui seule peut revitaliser, personnaliser de nouveau les Antilles. On nous offre en échange la solidarité avec le peuple français; avec le prolétariat français, et à travers le communisme, avec les prolétariats mondiaux. Je ne nie pas ces réalités, mais je ne veux pas ériger ces solidarités en métaphysique. Il n’y a pas d’alliés de droit divin. Il y a des alliés que nous imposent le lieu, le moment et la nature des choses. Si l’alliance avec le prolétariat français est exclusive, si elle tend à nous faire oublier ou contrarier d’autres alliances nécessaires et naturelles, légitimes et fécondantes, si le communisme saccage nos amitiés les plus vivifiantes, celle qui nous unit à l’Afrique, alors je dis que le communisme nous a rendu un bien mauvais service en nous faisant troquer la Fraternité vivante contre ce qui risque d’apparaître comme la plus froide des abstractions. Je préviens une objection. Provincialisme? Non pas. Je ne m’enterre pas dans un particularisme étroit, mais je ne veux pas non plus me perdre dans un universalisme décharné.

Lutter pour l’indépendance

Fédération de France du Front de libération nationale d’Algérie, 1958[16]

Le 12 mars 1956, le Parti communiste français (PCF) ne veut pas sacrifier l’alliance avec les socialistes et les positions qu’il a acquises au sein des institutions parlementaires et municipales françaises. Au gouvernement, le Parti socialiste persiste et s’entête dans ses politiques coloniales. Il demande au Parlement les pleins pouvoirs militaires, ce qui est voté par les députés du PCF. Cette rupture marque une étape importante dans l’autonomisation des mouvements de libération nationale.

Le 1er novembre 1954, on annonce à la radio qu’une série d’attentats a eu lieu en Algérie. La lutte armée commence. Le 8 novembre 1954, le Parti communiste (PCF) reconnaît « qu’un problème de caractère national » se pose en Algérie (bel euphémisme) pour mieux faire passer le désaveu du mouvement. « Fidèle à l’enseignement de Lénine, y est-il écrit, le PCF qui ne saurait approuver le recours à des actes individuels susceptibles de faire le jeu des pires colonialistes, si même ils n’étaient pas fomentés par eux, assure le peuple algérien de la solidarité de la classe ouvrière française dans sa lutte de masse contre la répression et la défense de ses droits »…

Notre peuple unanime, délaissant les organisations anciennes, se mobilise pour le droit à la vie en tant que nation et le PCF avance pêle-mêle comme mots d’ordre « la défense des revendications matérielles des travailleurs algériens (allocations familiales, etc.), la lutte contre la répression et pour l’amnistie; le soutien des légitimes revendications à la liberté du peuple algérien ». Passant à peu près complètement sous silence l’existence du Front de libération nationale […], la presse communiste parle du combat des « patriotes algériens », de « négociations avec les représentants autorisés »… En mars 1956, le PCF publie une déclaration à un moment où il escompte sortir de l’isolement :

Nous sommes pour la permanence des liens politiques, économiques et culturels, entre la France et l’Algérie… Il faut résolument changer de politique. Il faut vouloir rétablir la paix en Algérie. Il n’est pas d’autres moyens pour y parvenir que de négocier d’abord avec ceux contre qui on se bat, afin d’aboutir rapidement à un cessez-le-feu général dans des conditions librement débattues, à l’arrêt de la répression et à la libération de tous les emprisonnés. Cela permettrait l’ouverture de négociations locales entre le gouvernement français et les représentants de tous les courants du mouvement national, de toutes les couches sociales de la population algérienne, sans distinction d’origine.

Plus tard, les manifestations ouvrières contre le départ des rappelés rencontrent une opposition sourde de la part du PCF, L’Humanité dénonce les « gauchistes », n’appelle pas à étendre l’action, ne lance aucun mot d’ordre aux soldats qui partent défendre les privilèges colonialistes. Le caractère premier de l’attitude du PCF quant à la question coloniale est de clamer urbi et orbi que l’intérêt des peuples opprimés est de rester unis à leur métropole : « le droit au divorce n’entraîne pas l’obligation de divorcer » écrit Maurice Thorez. Cette manière de voir trahit la sous-estimation, sinon le mépris des mouvements de libération dans les colonies, et l’intention de faire d’eux une force d’appoint des mouvements français…

[La réalité, c’est] l’impérialisme français qui a conquis l’Algérie par les armes et également une nation qui veut reprendre sa liberté par les armes. Le problème reste celui de l’implantation d’une minorité européenne en aucune manière assimilée à la nation algérienne. Constater un tel état de fait, loin de déprécier les actes de certains Européens, les grandit. Assimiler une telle minorité au reste du peuple algérien, c’est se refuser de voir son caractère « petit blanc » et le profit qu’elle tire du statut colonial. C’est lier le mouvement de libération au sort de cette minorité et l’obliger à attendre une fusion irréalisable dans le cadre colonial.

En finir avec l’oppression

Patrice Lumumba, 1960 [17]

Cet extrait du discours prononcé devant le roi Baudoin, chef nominal de la puissance coloniale belge, annonce la tournure terrible que prennent les confrontations de l’époque. Les colonialistes veulent bien négocier une « indépendance » factice avec « leurs » colonies, pourvu que les nouveaux États se contentent de gérer les affaires au profit de la métropole. Ceux qui veulent franchir les lignes rouges sont condamnés, tel le premier ministre congolais qui se propose d’exercer une véritable souveraineté politique. Les élites colonialistes belges, avec l’appui des impérialistes américains, entendent pour leur part continuer le pillage des ressources du Congo. Malgré et au-delà de sa mort, ce discours de Lumumba enflamme encore aujourd’hui l’imagination des jeunes générations africaines.

Cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. Cette lutte, qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force. Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire. Nous avons connu le travail harassant, exigé en échange de salaires qui nous permettaient ni de manger, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers.

Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions nègres. Qui oubliera qu’à un Noir on disait « tu », non certes comme à un ami, mais parce que le « vous » honorable était réservé aux seuls Blancs? Nous avons connu la spoliation de nos terres au nom de textes prétendument légaux qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort. Nous avons connu la loi, qui n’était jamais la même selon qu’il s’agissait d’un Blanc ou d’un Noir : accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses; exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort elle-même.

Nous avons vu dans les villes des maisons magnifiques pour les Blancs et des paillotes croulantes pour les Noirs; qu’un Noir n’était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dits européens; qu’un Noir voyageait à même la coque des péniches, aux pieds du Blanc dans sa cabine de luxe. Qui oubliera enfin les fusillades où périrent tant de nos frères, les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d’une justice d’oppression et d’exploitation?

Tout cela, mes frères, nous en avons profondément souffert. Cependant, tout cela aussi, nous que le vote de vos représentants élus a agréé pour diriger notre cher pays, nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre cœur de l’oppression colonialiste, nous vous le disons tout haut, tout cela est désormais fini. La République du Congo a été proclamée et notre pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants. Ensemble, mes frères, mes sœurs, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur. Nous allons établir ensemble la justice sociale et nous assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail. Nous allons montrer au monde ce que peut faire l’homme noir quand il travaille dans la liberté et nous allons faire du Congo le centre de rayonnement de l’Afrique tout entière. Nous allons veiller à ce que les terres de notre patrie profitent véritablement à ses enfants. Nous allons revoir toutes les lois d’autrefois et en faire de nouvelles qui seront justes et nobles…

Nous allons mettre fin à l’oppression de la pensée libre et faire en sorte que tous les citoyens jouissent pleinement des libertés fondamentales prévues dans la Déclaration des droits de l’homme. Nous allons supprimer efficacement toute discrimination quelle qu’elle soit et donner à chacun la juste place que lui vaudront sa dignité humaine, son travail et son dévouement au pays. Nous allons faire régner non pas la paix des fusils et des baïonnettes, mais la paix des cœurs et des bonnes volontés.

3. Les dilemmes de la libération nationale

Au tournant des années 1960, la révolution cubaine est un véritable tremblement de terre politique qui secoue non seulement l’Amérique latine, mais aussi au-delà, dans ce qui s’appelle maintenant le tiers-monde et même dans les pays capitalistes dits avancés. Des mouvements populaires sont électrisés par l’aventure cubaine et ses inspirateurs, notamment Fidel Castro et Ernesto « Che » Guevara. Autre démarcation : même si l’objectif anti-impérialiste est prioritaire, la perspective majoritaire de l’époque veut que les luttes de classes, imbriquées dans celles contre les empires, exigent un projet carrément socialiste. La révolution projetée n’est plus dans l’idée qu’il faut d’abord une « première étape » nationale et démocratique, celle qui avait été incarnée dans les grandes révolutions asiatiques de la première moitié du vingtième siècle. D’autre part, les révolutions anti-impérialistes en question s’affichent indépendantes de la tradition de la Troisième Internationale et de l’Union soviétique, d’autant plus que Moscou tente d’orienter les mouvements communistes locaux vers une politique d’accommodement s’inscrivant dans son projet d’appui aux forces nationalistes modérées tout en cherchant, dans le cadre de la politique dite de « coexistence pacifique », d’éviter les confrontations avec les États-Unis. De cela se dégagent des approches politiques, militaires et organisationnelles différentes. Le nouvel État révolutionnaire auquel la gauche aspire est explicitement socialiste, tout en étant populaire et anti-impérialiste. La libération nationale est en même temps une libération des classes populaires et prolétariennes. Par ailleurs, cette libération nationale est par définition mondiale. Che Guevara l’affirme, « il faut créer plusieurs Vietnam » et coordonner les luttes anti-impérialistes à l’échelle de la planète.

Au tournant des années 1980 cependant, la grande vague révolutionnaire s’essouffle. L’impérialisme se réorganise et relance des offensives politiques, économiques et militaires. Les mouvements de libération subissent le choc. Certains sont refoulés, parfois même éradiqués; d’autres choisissent d’atténuer leur élan. La convergence entre les luttes de libération nationale et l’émancipation socialiste se perd dans plusieurs « marécages ». Le chapitre commence par un autre penseur précurseur, le Trinidadien C.L.R. James, qui exprime cette contestation des « canons » du marxisme de l’époque. Le débat continue sous le drapeau de la révolution latino-américaine, et donc des textes de Castro, Guevara, Gunder Frank, Salvador Allende et Michel Enriquez illustrent l’orientation intimement imbriquée de l’anti-impérialisme et du socialisme. À cela s’ajoutent des interventions du Marocain Abraham Serfaty, du Palestinien Nayef Hawatmeh, des Africains Amilcar Cabral et Thomas Sankara, ainsi que Mansoor Hekmat (Iran) qui, dans d’autres régions du monde, proposent des réflexions critiques sur l’avancement de la lutte.

La question nègre

C.L.R. James, 1943[18]

Avant même le grand essor de l’après-guerre, des socialistes repensent la question nationale, tant au cœur des métropoles impérialistes mêmes que dans les pays colonisés. Pour plusieurs mouvements, y compris ceux qui s’inscrivent dans la tradition de la Troisième Internationale, les luttes nationales sont au mieux une voie « collatérale ». Ces perspectives prennent des allures presque caricaturales dans des pays où le pouvoir colonial se présente de manière particulière, dans certains pays africains où domine le colonialisme de peuplement (en Algérie et en Afrique du Sud, par exemple) et également aux États-Unis, où la « question nègre » confronte les mouvements de gauche. Pour le Trinidadien C.L.R. James, la mobilisation révolutionnaire des Afro-Américains est un autre « détour irlandais » qui doit être adopté par ceux qui se battent pour le socialisme.

Le prolétariat américain est la classe dont le rôle objectif à l’étape présente est de résoudre les problèmes fondamentaux de la société américaine. Toute analyse théorique du problème nègre contemporain doit donc commencer par le lien croissant qui doit exister entre la lutte des nègres et les luttes générales du prolétariat, en tant que dirigeant des classes opprimées de la société américaine…Le Sud présente le problème le plus grave de la démocratie aux États-Unis. Les reliquats économiques de l’esclavage : une paysannerie nombreuse et sans propriété, le développement sur une grande échelle, surtout des industries extractives, le transfert de l’industrie textile du Nord, un mouvement ouvrier qui se développe de plus en plus, tout cela est pénétré d’un système de castes comparable à rien d’autre dans le monde moderne. Pour faire tenir ensemble ces éléments divers et contradictoires, il existe une superstructure politique avec les formes extérieures de la démocratie bourgeoise. Ce conglomérat extraordinaire de forces explosives est situé, non pas comme aux Indes, à des milliers de kilomètres de la métropole, mais au cœur même de la démocratie bourgeoise la plus avancée du monde…

Il est possible qu’avant que les forces économiques et politiques générales du Sud aient atteint leur point d’explosion, les masses nègres puissent par leurs actions indépendantes de masses poser toutes les questions purement en termes d’égalité des droits nègres. Quelles que soient l’allure du développement général ou les formes qu’il peut prendre, nous devons nous attendre à ce que dans le cours de la prochaine période, celle de la crise sociale en Amérique, le prolétariat américain dans l’ensemble se trouve placé en face de ce problème. Même aujourd’hui, dans les luttes quotidiennes pour les droits démocratiques, les propriétaires et les industriels sudistes se sont révélés être les ennemis irréductibles, non seulement de la classe ouvrière, mais des droits démocratiques du peuple américain dans son ensemble. De larges sections de la société américaine, en particulier les travailleurs organisés et la majorité des nègres du Nord, sont maintenant pleinement conscientes de cela et sont également conscientes que la base de la puissance politique sudiste est la dégradation économique et raciale des nègres du Sud.

Ces 14 millions de nègres des États-Unis sont soumis à toutes les variétés concevables de l’oppression économique et de la discrimination sociale et politique. Ces tortures sont, dans une large mesure, sanctifiées par la loi et pratiquées sans aucune honte par tous les organes gouvernementaux. Les nègres, toutefois, sont et ont été pendant plusieurs siècles et dans tous les sens du mot, américains. Ils ne sont pas séparés de leurs oppresseurs par des différences de culture, de religion, de langage, comme les habitants de l’Inde ou de l’Afrique. Ils ne sont pas même régionalement séparés du reste de la communauté comme les groupes nationaux de Russie, d’Espagne ou de Yougoslavie. Les nègres sont en majorité des prolétaires ou des semi-prolétaires et, partant, la lutte des nègres est fondamentalement une question de classe. Les nègres ne constituent pas une nation, mais à cause de leur situation spéciale, leur groupement isolé du reste de la population, l’oppression économique, sociale et politique dont ils sont victimes, la différence de couleur qui les singularise si facilement du reste de la communauté, leur problème devient celui d’une minorité nationale…

L’opposition qui existe entre leur situation et les privilèges dont jouissent ceux qui les entourent a toujours fait des nègres la section de la société américaine la plus réceptive aux idées révolutionnaires et aux solutions radicales des problèmes sociaux. Les luttes de la classe ouvrière blanche contre la loi objective du capitalisme et pour des buts subjectifs concrets, à la veille même de la révolution, ne peuvent se manifester entièrement en termes concrets et positifs. Les nègres, au contraire, luttent et continueront à lutter objectivement contre le capital, mais à l’encontre des travailleurs blancs, ils luttent pour des droits démocratiques très concrets et objectifs qu’ils voient autour d’eux. Cependant, toute l’histoire des États-Unis et celle du rôle des nègres dans l’économie et la société américaine sont une preuve constante du fait qu’il est impossible aux nègres de conquérir l’égalité sous le régime capitaliste américain. Le développement de la société capitaliste américaine et le rôle que les nègres y jouent sont tels que la lutte des noirs pour ses droits démocratiques met les nègres presque immédiatement face à face avec le capitalisme et avec l’État. Le soutien des marxistes de la lutte des nègres pour les droits démocratiques ne constitue pas une concession de leur part. Aux États-Unis aujourd’hui, cette lutte constitue une part directe de la lutte pour le socialisme…

Aux États-Unis, la révolution sociale est impossible sans les luttes indépendantes des masses nègres, quels que soient les préjugés, les fantaisies réactionnaires, la faiblesse et les erreurs de ces luttes. La composition prolétarienne du peuple nègre et la croissance du mouvement ouvrier offrent des possibilités au peuple nègre de perdre ces préjugés… Les coups portés par une minorité nationale opprimée, aussi liée à la structure sociale des États-Unis que l’est la minorité nègre, renferment une signification politique d’une plus grande importance dans ce pays qu’un coup porté par toute autre section de la population, sauf le prolétariat organisé lui-même…Aux États-Unis, les nègres sont indubitablement dénués du pouvoir de réaliser leur émancipation complète ou même substantielle en tant que facteur indépendant dans la lutte contre le capitalisme américain. Le rôle historique des nègres aux États-Unis est tel, et leur relation avec le prolétariat américain est telle que leurs luttes indépendantes constituent le stimulant le plus fort dans la société américaine pour faire reconnaître au prolétariat américain quelles sont ses réelles responsabilités vis-à-vis du processus national dans son ensemble et quelle force il représente contre l’impérialisme américain.

La situation idéale serait que la lutte du groupe minoritaire soit organisée et conduite par le prolétariat. Cependant, faire de cela la condition sine qua non du soutien de la lutte des groupes non prolétariens, semi-prolétariens ou sans conscience de classe est une répudiation de toute la théorie et de la pratique marxistes. Ainsi, il est absolument faux de conclure que la lutte indépendante des masses nègres pour leurs droits démocratiques doit être considérée seulement comme une étape préliminaire vers la reconnaissance par les nègres que la vraie lutte est celle pour le socialisme.

Pourquoi sommes-nous socialistes?

Fidel Castro, 1961[19]

L’anti-impérialisme militant impulsé par la révolution cubaine a des racines profondes qui remontent à la figure de José Marti (1853-1895), leader de la révolte anticoloniale cubaine à la fin du dix-neuvième siècle. La même idée de rupture est reprise un demi-siècle plus tard par des générations de rebelles. Dans l’enthousiasme des années 1960, la libération nationale débouche nécessairement et immédiatement sur la révolution socialiste.

Il n’y a pas de moyen terme entre le capitalisme et le socialisme. Ceux qui s’obstinent à chercher une troisième voie tombent dans une position erronée et utopique. Cela équivaudrait à se désintéresser de l’avenir, ce serait une complicité avec l’impérialisme… Le chemin que devait suivre la lutte anti-impérialiste est le chemin du socialisme, c’est-à-dire la nationalisation et la propriété collective de toutes les grandes industries, de tous les grands commerces, de tous les moyens de production de base, le développement planifié de notre économie… Il fallait faire une révolution anti-impérialiste, une révolution socialiste, mais celle-ci n’était qu’une seule révolution, car il ne peut y avoir qu’une. Telle est la grande vérité dialectique de l’humanité : l’impérialisme n’a en face de lui que le socialisme… Il est une étape que quelques pays sous-développés pourront peut-être sauter, c’est l’édification du capitalisme. Ils peuvent commencer à développer l’économie du pays par le moyen de la planification, par le moyen du socialisme, mais ils ne peuvent sauter l’étape du socialisme.

Nous, avec notre Révolution, nous n’éradiquons pas seulement l’exploitation d’une nation par une autre nation, mais aussi l’exploitation de certains hommes par d’autres hommes. Oui, nous avons déclaré dans une assemblée générale historique que nous condamnions l’exploitation de l’homme par l’homme; nous avons condamné l’exploitation de l’homme par l’homme! Nous nous différencions des États-Unis en ce que, là-bas, un gouvernement de classe privilégiée et puissante a établi un système en vertu duquel cette classe exploite l’homme à l’intérieur même des États-Unis et cette classe exploite l’homme hors des États-Unis. Ce que les impérialistes ne peuvent nous pardonner, c’est que nous sommes ici; ce que les impérialistes ne peuvent nous pardonner, c’est la dignité, l’intégrité, le courage, la fermeté idéologique, l’esprit de sacrifice et l’esprit révolutionnaire du peuple de Cuba.

Repenser la révolution africaine

Amilcar Cabral, 1966[20]

Dans les années 1960, les colonies portugaises en Afrique sont le théâtre de vastes insurrections, notamment en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau où est mis en place un projet original sous l’égide d’Amilcar Cabral. Dans les zones libérées jusqu’à l’indépendance (1975), le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert (PAIGC) érige des structures paysannes. La lutte pour l’indépendance devient de facto un processus de création de la nation, regroupant des groupes ethnolinguistiques différents, de même que des réalités sociales distinctives. Cabral insiste sur le caractère autochtone de ce processus : « La libération nationale et la révolution sociale ne sont pas des marchandises d’exportation; elles sont le produit d’une élaboration locale, nationale, plus ou moins influencées par des facteurs extérieurs (favorables et défavorables), mais essentiellement déterminées par la réalité historique de chaque peuple, et consolidées par la victoire correcte des contradictions internes entre les diverses catégories qui caractérisent cette réalité ».

Ceux qui affirment […] que la force motrice de l’histoire est la lutte de classes seraient certainement d’accord pour réviser cette assertion, afin de la préciser et de lui donner un champ d’application encore plus vaste, s’ils connaissaient plus profondément les caractéristiques essentielles de certains peuples colonisés, c’est-à-dire dominés par l’impérialisme. En effet, dans l’évolution générale de l’humanité et de chacun des peuples qui la composent, les classes n’apparaissent ni comme phénomène généralisé et simultané dans la totalité de ces groupes ni comme un tout achevé, parfait, uniforme et spontané…

Le phénomène socio-économique « classe » surgit et se développe en fonction d’au moins deux variables essentielles et interdépendantes : le niveau des forces productives et le régime de propriété des moyens de production. Ce développement s’opère lentement, graduellement et d’une manière inégale, par des variations quantitatives et généralement peu perceptibles des composantes fondamentales, processus qui, à partir d’un certain degré d’accumulation, aboutit à un saut qualitatif, se traduisant par l’apparition de classes et du conflit entre les classes. Des facteurs extérieurs à un ensemble socio-économique en mouvement donné peuvent influencer, d’une manière plus ou moins significative, le processus de développement des classes, l’accélérant, le freinant, voire provoquant des régressions…

Ce qui vient d’être dit permet de poser la question suivante : l’histoire commence-t-elle seulement à partir du moment où se développe le phénomène « classe » et par conséquent la lutte de classes? Répondre affirmativement serait situer hors de l’histoire toute la période de vie des groupes humains qui va de la découverte de la chasse, et postérieurement de l’agriculture nomade et sédentaire, à la création des troupeaux et à l’appropriation privée de la terre… Ce serait considérer que des populations de nos pays, par exemple les Balantés de Guinée, les Kouaniama d’Angola et les Maconde du Mozambique vivent encore aujourd’hui en dehors de l’histoire, ou n’ont pas d’histoire. Ce refus, basé d’ailleurs sur la connaissance concrète de la réalité socio-économique de nos pays et sur l’analyse du processus de développement du phénomène « classe », tel que nous l’avons vu antérieurement, nous porte à admettre que si la lutte des classes est la force motrice de l’histoire, elle l’est à une certaine période historique…

Dans le cas du néocolonialisme, que la majorité de la population colonisée soit autochtone ou allogène, l’action impérialiste s’oriente dans le sens de la création d’une bourgeoisie ou pseudo-bourgeoisie locale, inféodée à la classe dirigeante du pays dominateur. Les transformations dans la structure sociale ne sont pas si marquées dans les couches inférieures, surtout à la campagne, qui conserve principalement les caractéristiques de la phase coloniale, mais la création d’une pseudo-bourgeoisie autochtone qui, en général, se développe à partir d’une petite bourgeoisie bureaucratique et des intermédiaires du cycle commercial (compradores), accentue la différenciation des couches sociales, ouvre, par le renforcement de l’activité économique d’éléments locaux, de nouvelles perspectives à la dynamique sociale, notamment avec le développement progressif d’une classe ouvrière urbaine, l’installation de propriétés agricoles privées et l’apparition progressive d’un prolétariat agricole…

La structure horizontale de la société autochtone, bien que plus ou moins différenciée, et l’absence d’un pouvoir politique composé d’éléments nationaux facilitent, dans la situation coloniale, la création d’un ample front d’unité et de lutte, indispensable au succès du mouvement de libération nationale. Cette possibilité ne nous dispense toutefois pas de l’analyse rigoureuse de la structure sociale indigène, des tendances de son évolution et de l’adoption dans la pratique de mesures appropriées pour garantir une vraie libération nationale…

Le caractère généralement embryonnaire des classes laborieuses et la situation économique, sociale et culturelle de la force physique la plus importante de la lutte de libération nationale – les paysans – ne permettent pas aux deux forces principales de cette lutte de distinguer par elles-mêmes la vraie indépendance nationale de l’indépendance politique factice. Seule une avant-garde révolutionnaire, généralement une minorité active, peut donner conscience dès le début de cette différence et la porter, à travers la lutte, à la connaissance des masses populaires. Cela explique le caractère fondamentalement politique de la lutte de libération nationale et donne dans une certaine mesure l’importance de la forme de lutte dans le résultat final du phénomène de libération nationale…

La situation coloniale, qui n’admet pas le développement d’une pseudo-bourgeoisie autochtone et dans laquelle les masses populaires n’atteignent pas en général le degré nécessaire de conscience politique avant le déchaînement du phénomène de libération nationale, offre à la petite bourgeoisie l’opportunité historique de diriger la lutte contre la domination étrangère, pour être, de par sa situation objective et subjective (niveau de vie supérieur à celui des masses, contacts plus fréquents avec les agents du colonialisme, et donc plus d’occasions d’être humiliés, degré d’instruction et de culture politique plus élevé, etc.) la couche qui prend le plus rapidement conscience du besoin de se libérer de la domination étrangère. Cette responsabilité historique est assumée par le secteur de la petite bourgeoisie que l’on peut, dans le contexte colonial, appeler révolutionnaire, tandis que les autres secteurs se maintiennent dans le doute caractéristique de ces classes où s’allient au colonialisme, pour défendre – quoiqu’illusoirement – leur situation sociale. La situation néocoloniale, qui exige la liquidation de la pseudo-bourgeoisie autochtone pour que se réalise la libération nationale, donne aussi à la petite bourgeoisie l’opportunité de remplir un rôle de premier plan – et même décisif – dans la lutte pour la liquidation de la domination étrangère. En ce cas, en vertu des progrès réalisés dans la structure sociale, la fonction de direction de la lutte est partagée (à un degré plus ou moins grand) avec les secteurs les plus instruits des classes travailleuses et même avec des éléments de la pseudo-bourgeoisie nationale, imbus de sentiments patriotiques…

Pour maintenir le pouvoir que la libération nationale met entre ses mains, la petite bourgeoisie n’a qu’un seul chemin : laisser agir librement ses tendances naturelles d’embourgeoisement, permettre le développement d’une bourgeoisie bureaucratique – et d’intermédiaires – du cycle des marchandises, pour se transformer en une pseudo-bourgeoisie nationale, c’est-à-dire nier la révolution et se rallier nécessairement au capital impérialiste…

Pour ne pas trahir ces objectifs, la petite bourgeoisie n’a qu’un seul chemin : renforcer sa conscience révolutionnaire, répudier les tentatives d’embourgeoisement et les sollicitations naturelles de sa mentalité de classe, s’identifier aux classes laborieuses, ne pas s’opposer au développement normal du processus de la révolution. Cela signifie que pour remplir parfaitement le rôle qui lui revient dans la lutte de libération nationale, la petite bourgeoisie révolutionnaire doit être capable de se suicider comme classe, pour ressusciter comme travailleur révolutionnaire, entièrement identifiée avec les aspirations les plus profondes du peuple auquel elle appartient.

Créer un, deux, trois Vietnam

Ernesto Che Guevara, 1967[21]

À l’époque où il écrit cette lettre, Che Guevara a déjà quitté Cuba pour se lancer dans divers projets révolutionnaires en Afrique (Congo) et surtout en Amérique latine (Bolivie), qui seront en fin de compte des échecs. Le cri du cœur de Guevara marque néanmoins les consciences. La Tricontinentale, un projet mis de l’avant par Cuba et divers mouvements de libération nationale, exprime l’utopie d’une nouvelle Internationale, ancrée au sud, et pensée pour promouvoir les projets de révolution anti-impérialiste et socialiste qui essaiment alors.

En définitive, il faut tenir compte du fait que l’impérialisme est un système mondial, stade suprême du capitalisme, et qu’il faut le battre dans un grand affrontement mondial. Le but stratégique de cette lutte doit être la destruction de l’impérialisme. Le rôle qui nous revient à nous, exploités et sous-développés du monde, c’est d’éliminer les bases de subsistance de l’impérialisme : nos pays opprimés, d’où ils tirent des capitaux, des matières premières, des techniciens et des ouvriers à bon marché et où ils exportent de nouveaux capitaux (des instruments de domination) des armes et toutes sortes d’articles, nous soumettant à une dépendance absolue.

L’élément fondamental de ce but stratégique sera alors la libération réelle des peuples, libération qui se produira dans la majorité des cas à travers la lutte armée et qui prendra inéluctablement en Amérique la caractéristique d’une révolution socialiste.

En envisageant la destruction de l’impérialisme, il convient d’identifier sa tête, qui n’est autre que les États-Unis d’Amérique.

Dépendance et impérialisme

André Gunder Frank, 1968[22]

André Gunder Frank, d’origine allemande et américaine, vit durant cette période tumultueuse l’essentiel de sa vie politique et académique en Amérique latine. Il produit un texte dont des extraits suivent et qui constitue l’armature intellectuelle, si on peut dire, de la nouvelle gauche latino-américaine. Pour Frank, la lutte des classes est d’abord une lutte entre les métropoles impérialistes et les périphéries du sud. La lutte anti-impérialiste absorbe la dimension socialiste.

Le sous-développement contemporain est en grande partie le produit historique des relations passées et présentes, économiques et autres, entre les pays satellites sous-développés et les pays métropolitains actuellement développés. En outre, ces relations constituent une partie essentielle de la structure et du développement du système capitaliste mondial dans son ensemble…

C’est dire que ces relations entre satellite et métropole n’existent pas seulement au niveau impérial ou international, mais qu’elles pénètrent et structurent non moins toute la vie économique, politique et sociale des colonies et des pays latino-américains. De même, la capitale coloniale et nationale et son secteur d’exportation deviennent les satellites des métropoles ibériennes (et, par la suite, d’autres métropoles) du système économique mondial, ce satellite devient immédiatement une métropole coloniale, puis nationale, en ce qui concerne les secteurs productifs et la population de l’intérieur. En outre, les capitales provinciales, qui sont ainsi elles-mêmes les satellites de la métropole nationale – et en dernière analyse de la métropole mondiale –, sont à leur tour des centres provinciaux autour desquels orbitent leurs propres satellites locaux. De la sorte, toute une chaîne de constellations de métropoles et de satellites relie toutes les parties du système d’ensemble, de son centre métropolitain en Europe ou aux États-Unis aux petits postes les plus éloignés des pampas latino-américaines…

L’histoire du Brésil offre peut-être l’exemple le plus probant du développement tant national que régional du sous-développement. L’expansion de l’économie mondiale depuis le début du XVIe siècle a successivement converti le Nord-Est, l’intérieur du Minas Gerais, le Nord et le Sud central (Rio de Janeiro, São Paulo et Parana) en économies d’exportation et les a intégrés dans la structure et le développement du système capitaliste mondial. Chacune de ces régions a été le théâtre de ce qui a pu donner l’apparence d’un développement économique pendant la période de son âge d’or respectif, mais c’était un développement de satellite qui ne pouvait ni s’engendrer lui-même ni assurer sa propre continuité. Au fur et à mesure que le marché ou la productivité des trois premières régions déclinait, l’intérêt économique que leur portait l’entreprise tant étrangère qu’interne déclina lui aussi et on les laissa développer le sous-développement qui est actuellement leur sort. Dans la quatrième région, l’économie du café a connu une destinée analogue, bien que pas encore aussi fâcheuse (cependant, le développement d’un succédané synthétique du café pourrait bien lui porter un coup mortel dans un avenir peu éloigné). L’ensemble de ces preuves historiques contredit les thèses généralement adoptées, selon lesquelles l’Amérique latine souffrirait d’une société dualiste ou de la survivance d’institutions féodales, et selon lesquelles cela constituerait d’importants obstacles à son développement économique…

Aujourd’hui, la lutte anti-impérialiste en Amérique latine doit être menée à travers la lutte de classes. La mobilisation populaire contre l’ennemi de classe immédiat, sur les plans nationaux et locaux, donne lieu à une confrontation plus vigoureuse avec l’ennemi principal impérialiste que celle qui découle de la mobilisation anti-impérialiste directe.

Du mouvement de résistance au mouvement de masses

Nayef Hawatmeh, 1968[23]

À l’autre bout du monde, les mouvements populaires encaissent des défaites stratégiques dans le processus de confrontation entre les nouveaux gouvernements indépendants et l’impérialisme, comme en Égypte où le régime de Gamal Abdel Nasser est malmené en 1967. De ces échecs d’états et de mouvements nationalistes surgit une nouvelle gauche arabe, notamment en Palestine. Des organisations comme le Front populaire et le Front démocratique proposent un réalignement de la lutte en intégrant aux luttes anti-impérialistes les revendications sociales des couches populaires et prolétariennes.

La défaite de juin 1967 ne fut pas seulement une défaite militaire : elle a mis en évidence la faillite de la structure de classe de l’ensemble économique, militaire et idéologique du mouvement national palestinien et arabe, officiel et populaire… Déjà en 1948, le désastre avait mis à nu la nature des régimes féodaux et bourgeois, ainsi que la faillite de leurs pratiques réactionnaires. Ces régimes étaient responsables du sous-développement de l’économie palestinienne et de celui du monde arabe. De plus, du fait de leur structure de classe, ils étaient incapables de résoudre les problèmes de libération nationale et de réaliser l’accession à l’indépendance politique et économique de leur propre pays. Bien au contraire, ils collaboraient avec les puissances coloniales en vue de sauvegarder leurs intérêts et de maintenir leurs privilèges. Ces régimes féodaux et grands bourgeois n’ont même pas été capables de mettre sur pied des armées nationales modernes qui seraient en mesure d’assurer la défense de leurs pays et de faire face à la ruée impérialiste et sioniste en Palestine et dans le monde arabe…

Le problème de l’unité nationale a été très mal posé par tous les mouvements de résistance, au point de vue théorique et pratique. Ils semblent négliger les enseignements de l’histoire contemporaine de la Palestine. Leur position permet de placer le mouvement de résistance sous la direction des classes réactionnaires, qui avaient conduit le mouvement de libération nationale à la faillite tout au long de l’histoire de la Palestine. Alors que les fils des ouvriers, des paysans et des intellectuels révolutionnaires luttaient pour la libération de leur patrie de l’occupation sioniste, la direction militaire du mouvement prenait soin de placer la direction politique du mouvement dans les mains de riches féodaux et de grands bourgeois qui n’avaient rien à voir avec la lutte armée…

Certes, l’unité nationale palestinienne est une nécessité, mais seulement si elle conduit à la libération. L’unité est celle de toutes les classes et forces politiques, mais sous la direction des classes révolutionnaires et patriotiques qui prirent les armes contre l’impérialisme tout au long de l’histoire de la Palestine…

L’option des mouvements de libération arabes et palestiniens est en fait celle de la classe petite-bourgeoise qui est au pouvoir depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. À cause de son éducation et de ses intérêts, cette classe est antiféodale et anti-impérialiste; elle a reconnu la faillite de la féodalité et des classes bourgeoises dans la résolution des problèmes de la libération nationale et d’édification d’une économie indépendante…

La Résistance sera amenée à tirer profit de l’expérience du mouvement de libération nationale arabe et à en considérer les conditions de succès et de faillite. Ce programme doit accomplir les tâches suivantes :

  • S’armer d’une pensée rigoureuse et révolutionnaire : l’idéologie du prolétariat et des paysans pauvres.
  • Susciter une prise de conscience des masses populaires, en leur offrant une analyse scientifique de notre situation, de celle de notre ennemi et des moyens préconisés pour arriver à nos objectifs : le salut national et la libération.
  • Rejeter toutes les propositions défaitistes et s’engager dans la voie de la guerre populaire, en armant le peuple et en organisant des milices populaires.
  • Lutter pour la transformation du mouvement de résistance en un mouvement de masses, organisées, sous la direction d’une avant-garde révolutionnaire.

Le peuple surgit

Abraham Serfaty, 1970[24]

Au Maroc, les formations de tradition socialiste et communiste se trouvent également dans l’impasse. Leur incapacité de renverser le régime monarchiste qui émane en grande partie du néocolonialisme mis en place par la France est critiquée, d’où une nouvelle génération de mouvements révolutionnaires qui veulent intégrer davantage de luttes de classes et de luttes anti-impérialistes.

La lecture du texte de Marx de 1858 sur les « formations précapitalistes » fait ressortir la supériorité qualitative par rapport à la société bourgeoise de ces sociétés communautaires, de ces sociétés où l’homme est le but de la production et non la production le but de l’homme. Ce même texte nous montre combien ces mêmes sociétés sont plus proches, quant à leurs structures profondes, de la société socialiste à créer que ne l’est la société bourgeoise, société du dépouillement et de l’aliénation totale. [Certains] falsificateurs […] ignorent systématiquement la lettre dans laquelle Marx, répondant en 1881 à Vera Zassoulitch à propos de la commune russe, exclut du champ d’analyse du « Capital » les sociétés fondées sur la propriété commune de la terre, la commune rurale pouvant dans ces sociétés devenir « le point d’appui de la régénération sociale », à condition de « d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané ». C’est dans cette lutte contre les influences délétères du colonialisme et du néocolonialisme que se noue l’alliance nécessaire et victorieuse des ouvriers et des paysans pauvres…

Ces principes étant rappelés, il est possible de voir comment ils s’articulent sur la réalité concrète de l’Afrique en mouvement au seuil des années 70. À des degrés divers, suivant les situations concrètes, il nous semble que les problèmes fondamentaux de la révolution en Afrique se caractérisent par une interpénétration croissante du processus de libération nationale et du processus de luttes des classes d’une part, et une interpénétration croissante des luttes de chaque pays face à l’ennemi commun, l’impérialisme d’autre part…

Dans toute l’Afrique, la lutte contre l’impérialisme s’étend, devient un seul processus lié au processus de la révolution mondiale. Cette percée ne pourra se consolider qu’en continuant de s’articuler sur l’ensemble du processus environnant. Au plan intérieur, cette percée ne pourra se solidifier que si elle se structure sur la base prolétarienne, seule garantie pour elle d’échapper au glissement néocolonial vers une bourgeoisie d’État. Au stade du pouvoir plus ou moins contrôlé par une petite bourgeoisie progressiste, c’est un leurre, c’est une illusion dangereuse de croire aux vertus d’une planification bureaucratique. Les masses populaires, et à leur tête la classe ouvrière, doivent exercer, par les instruments du pouvoir populaire forgés par et au cours même du processus révolutionnaire, le poids déterminant sur les orientations stratégiques du plan afin de créer et d’apprendre à former une économie nouvelle par les propres forces du pays, et non par l’importation d’usines complètes qui restent autant d’instruments de désarticulation socio-économique.

Le processus même de libération nationale, mené avec la perspective stratégique d’échapper aux impasses du « développement » techniciste et bureaucratique, peut préparer l’avenir en s’appuyant sur les restructurations de classe que provoquent l’impact colonial et néocolonial, ainsi que la lutte de libération nationale. Dans ce processus même ressort la responsabilité historique des intellectuels révolutionnaires. Ceux-ci ont pu être les promoteurs de ce mouvement, enracinés dans leur chair à l’oppression de leur patrie et de leur peuple, disposant des moyens de connaître et d’assimiler les mouvements qui bouleversent le monde. Ce peuple qui surgit et qu’ils ont aidé à surgir, ils doivent le saluer comme le nouveau géant de l’Histoire, de leur Histoire. Ils doivent apprendre à s’effacer devant lui.

Conscience et unité du peuple

Salvador Allende, 1972[25]

En 1971, une coalition de gauche composée de mouvements socialistes, communistes et chrétiens progressistes est élue au Chili. C’est une victoire inattendue pour le socialisme hérité des perspectives antérieures, à contre-courant si on peut dire, de la nouvelle gauche inspirée par Cuba. Pour autant, le projet exprimé par Salvador Allende n’est pas un simple « relookage » du pouvoir procapitaliste et pro-impérialiste qui sévit au Chili, mais une rupture en profondeur, ce qui ouvre une autre brèche dans l’édifice de la domination. En fin de compte, le projet « réformiste-radical » d’Allende devient rapidement inacceptable pour les forces de la réaction chilienne et pour l’impérialisme américain, d’où le sanglant coup d’État de septembre 1973.

Le Chili est aussi un pays dont l’économie arriérée a été soumise et aliénée à des entreprises capitalistes étrangères, un pays qui a été conduit vers une dette extérieure supérieure à 4 millions de dollars, dont le remboursement annuel revient à plus de 30 % de la valeur de ses exportations; un pays dont l’économie est extrêmement sensible face à la conjoncture extérieure, chroniquement essoufflée et inflationnaire, où des millions de personnes ont été obligées de vivre dans des conditions d’exploitation et de misère, de subir des licenciements ouverts ou déguisés. Je viens ici, aujourd’hui, parce que mon pays rencontre des problèmes qui, par leur dimension universelle, sont l’objet de l’attention permanente de cette assemblée : la lutte pour la libération sociale, l’effort pour le bien-être et le progrès intellectuel, la défense des individus et de la dignité des nations. Jusqu’il y a peu, la perspective de ma patrie, comme celle de nombre d’autres pays du tiers-monde, était le modèle d’une modernisation éclair, dont certaines études techniques aussi bien que la réalité tragique des faits démontrent qu’il est condamné à exclure l’idée même de progrès […] en imposant à des milliers de personnes des conditions de vie inhumaines. Ce modèle conduit à la restriction des biens de première nécessité, qui condamnera un nombre toujours plus grand de citoyens au chômage, à l’analphabétisme, à l’ignorance et à la misère physiologique. Il s’agit en somme de la même perspective qui nous a maintenus dans une relation de colonisation et de dépendance, qui nous a exploités au temps de la guerre froide, mais également à l’époque des guerres bien réelles comme dans les périodes de paix. Nous autres, les pays sous-développés, sommes condamnés par certains à n’être que des réalités de seconde classe éternellement subordonnées. Ce modèle, c’est celui que les travailleurs chiliens, en devenant les protagonistes de leur propre avenir, ont décidé de refuser, cherchant au contraire à se développer rapidement, de manière autonome et originale, en transformant de façon révolutionnaire les structures traditionnelles…

Nous sommes face à un conflit frontal entre les multinationales et les États. Ceux-ci sont court-circuités dans leurs décisions fondamentales – politiques, économiques et militaires – par des organisations qui ne dépendent d’aucun État et qui, à l’issue de leurs activités, ne répondent de leurs actes et de leurs fiscalités devant aucun parlement, aucune institution représentative de l’intérêt collectif. En un mot, c’est toute la structure politique du monde qu’on est en train de saper…

Notre problème n’est pas isolé et unique. C’est la manifestation locale d’une réalité qui nous dépasse, qui englobe tout le continent latino-américain et le tiers-monde. Tous les pays périphériques sont soumis à quelque chose de semblable, avec une intensité variable, avec certaines spécificités. Le sens de la solidarité humaine qui régit les pays développés doit regarder avec répugnance le fait qu’un groupe d’entreprises puisse intervenir impunément dans les rouages les plus importants de la vie d’une nation, jusqu’à la perturber totalement…

Je sais maintenant, avec une certitude absolue, que la conscience des peuples latino-américains quant aux dangers qui nous menacent tous, a acquis une nouvelle dimension, et que l’unité est la seule manière de se défendre contre ce grave péril. Quand on sent la ferveur de centaines de milliers d’hommes et de femmes, se pressant dans les rues et sur les places pour affirmer avec détermination et espoir : « Nous sommes avec vous! Ne cédez pas! Vous allez gagner! », tous les doutes se dissipent, toutes les angoisses s’effacent. Ce sont les peuples, tous les peuples au sud du Río Bravo, qui se dressent pour dire : BASTA! BASTA à la dépendance! BASTA aux pressions! BASTA à l’interventionnisme! Pour affirmer le droit souverain de tous les pays en développement à disposer librement de leurs ressources naturelles. C’est une réalité, la volonté et la conscience de plus de 250 millions d’individus qui exigent d’être entendus et respectés. Des centaines de milliers de Chiliens m’ont salué avec ferveur au moment où j’ai quitté ma patrie et m’ont délivré le message que je viens de transmettre à cette assemblée mondiale. Je suis sûr que vous, représentants des nations de la terre, vous saurez comprendre mes mots. C’est notre confiance en nous-mêmes qui renforce notre foi dans les grandes valeurs de l’humanité, dans la certitude que ces valeurs prévaudront et ne pourront jamais être annihilées.

La révolution ne fait que commencer

Miguel Enriquez et la Junte de coordination révolutionnaire du cône sud de l’Amérique latine, 1974[26]

En 1974, le Mouvement de la gauche révolutionnaire du Chili (MIR), l’Armée révolutionnaire du peuple d’Argentine (ERP), l’Organisation Tupamaros d’Uruguay et l’Armée de libération nationale de Bolivie (ELN) mettent en place une structure de coordination politique et militaire dans le but « d’unifier les forces révolutionnaires face à l’ennemi impérialiste, de mener avec plus d’efficacité la lutte politique et idéologique contre le nationalisme bourgeois et le réformisme ». La lutte est féroce contre des régimes sanguinaires, d’où l’échec subséquent du MIR (et la mort d’Enriquez). Le ton de ce texte est plus sobre, présentant la perspective d’une lutte à long terme contre un ennemi redoutable, plutôt que celle qui dominait antérieurement dans le sillon de la révolution cubaine (une insurrection relativement rapide). Depuis le siècle passé, les peuples latino-américains supportent le puissant joug colonial et néocolonial des impérialistes. Ils ont enduré successivement des interventions militaires et des guerres injustes menées ou fomentées soit par l’armée nord-américaine, soit par les monopoles supranationaux… C’est la juste et franche rébellion des exploités d’Amérique latine contre un système néocolonial capitaliste barbare imposé par les impérialismes yankee et européen qui par la force, la tromperie et la corruption se sont approprié notre continent. Les lâches bourgeoisies nationales et leurs armées ne surent pas faire honneur au passé libérateur de la glorieuse lutte anticoloniale de nos peuples…

Les classes dirigeantes, défendant de mesquins intérêts, s’unirent aux impérialistes, collaborèrent avec eux, facilitèrent leur pénétration économique, livrant progressivement le contrôle de notre économie à la voracité insatiable du capital étranger. La domination économique engendra le contrôle et la subordination politique et culturelle. Ainsi s’est fondé le système capitaliste néocolonial qui continue à exploiter, opprimer et déformer depuis 100 ans les classes travailleuses de notre continent… Aujourd’hui, étant donné la situation particulière du processus révolutionnaire continental, nous devons considérer des courants de pensée qui conspirent contre les efforts révolutionnaires des Latino-Américains, dont le nationalisme bourgeois, ce courant parrainé par l’impérialisme qui l’utilise comme variante démagogique pour distraire et dévier la lutte des peuples quand la violence contre-révolutionnaire perd son efficacité. Son noyau social est constitué par la bourgeoisie pro-impérialiste […] qui prétend s’enrichir sans mesure, se disputant avec l’oligarchie et la bourgeoisie traditionnelle les faveurs de l’impérialisme et se faisant passer pour l’extincteur de l’incendie révolutionnaire, disposant d’une influence populaire et d’une capacité de négociation face à la mobilisation des masses. Un anti-impérialisme verbal fait partie de sa stratégie trompeuse et il tente de tromper les masses avec sa thèse nationaliste préférée : « la troisième voie ». Cependant, en réalité, il n’est pas anti-impérialiste et il est même complice de nouvelles et subtiles formes de pénétration économique étrangère…Le caractère continental de la lutte est donné par la présence d’un ennemi commun. L’impérialisme nord-américain développe une stratégie internationale pour empêcher la révolution socialiste en Amérique latine… Cette lutte n’est pas une étape courte. La bourgeoisie internationale est décidée à entraver à tout prix la révolution, d’autant plus lorsqu’elle a lieu dans un seul pays.

La révolution africaine

Thomas Sankara, 1983[27]

Dans les années 1980, de grandes mobilisations sociales surviennent en Afrique de l’Ouest, comme au Burkina Faso, au Mali et au Sénégal. Au Burkina Faso, une coalition inédite est mise en place par diverses factions de gauche et une partie de l’armée, d’où l’arrivée au pouvoir en 1983 de Thomas Sankara, un jeune capitaine qui préconise une révolution populaire dans le but de « faire passer le pouvoir des mains de la bourgeoisie voltaïque alliée à l’impérialisme aux mains de l’alliance des classes populaires constituant le peuple ». Relativement isolée et dans un contexte de déclin des forces révolutionnaires dans le monde, cette révolution est finalement vaincue et Sankara, assassiné.

Dans leur essence, la société néocoloniale et la société coloniale ne diffèrent en rien. Ainsi, à l’administration coloniale on a vu se substituer une administration néocoloniale identique sous tous les rapports à la première. À l’armée coloniale se substitue une armée néocoloniale avec les mêmes attributs et fonctions comme gardiens des intérêts de l’impérialisme… Des nationaux voltaïques entreprirent, avec l’appui et la bénédiction de l’impérialisme, d’organiser le pillage systématique de notre pays. Des miettes de ce pillage qui leur retombent, ils se transforment petit à petit en une bourgeoisie véritablement parasitaire, ne sachant plus retenir leurs appétits voraces… Ainsi s’expliquent toutes les richesses matérielles et financières qu’ils ont pu accumuler sur le dos du peuple travailleur… Pour sa part, la bourgeoisie commerçante est attachée à l’impérialisme par de multiples liens. La suppression de la domination impérialiste signifie pour elle la mort de « la poule aux œufs d’or ». C’est pourquoi elle s’opposera de toutes ses forces à la présente révolution… D’autres forces rétrogrades tirent leur puissance des structures traditionnelles de type féodal de notre société. Ces forces, dans leur majorité, ont su opposer une résistance ferme à l’impérialisme colonialiste français, mais depuis l’accession de notre pays à la souveraineté nationale, elles ont fait corps avec la bourgeoisie réactionnaire pour opprimer le peuple voltaïque… Pour préserver leurs intérêts qui sont communs à ceux de l’impérialisme et opposés à ceux du peuple, ces forces réactionnaires ont le plus souvent recours aux valeurs décadentes de notre culture traditionnelle qui sont encore vivaces dans les milieux ruraux. Dans la mesure où notre révolution vise à démocratiser les rapports sociaux dans nos campagnes, à mettre à leur portée plus d’instruction et plus de savoir pour leur propre émancipation économique et culturelle, ces forces rétrogrades s’y opposeront.

De l’autre côté, le peuple dans la présente révolution regroupe :

  • La classe ouvrière voltaïque, jeune et peu nombreuse, mais qui a su prouver, par ses luttes incessantes contre le patronat, qu’elle est une classe véritablement révolutionnaire. Dans la révolution présente, c’est une classe qui a tout à gagner et rien à perdre… Par contre, elle est convaincue que la révolution est son affaire, car elle en sortira grandie et fortifiée.
  • La petite bourgeoisie qui constitue une vaste couche sociale très instable et qui hésite très souvent entre la cause des masses populaires et celle de l’impérialisme. Dans sa grande majorité, elle finit toujours par se ranger du côté des masses populaires. Elle comprend les éléments les plus divers, parmi lesquels les petits commerçants…
  • La paysannerie voltaïque est, dans sa grande majorité, constituée de petits paysans attachés à la propriété parcellaire du fait de la désintégration progressive de la propriété collective depuis l’introduction du mode de production capitaliste dans notre pays. Les rapports marchands dissolvent de plus en plus les liens communautaires, et à leur place s’instaure la propriété privée des moyens de production… De par le passé et de par sa situation présente, elle est la couche sociale qui a payé le plus de tributs à la domination et à l’exploitation impérialistes. La situation d’arriération économique et culturelle qui caractérise nos campagnes l’a tenue longtemps à l’écart des grands courants de progrès et de modernisation, et contenue dans le rôle de réservoir des partis politiques réactionnaires. Cependant, elle a intérêt à la révolution et en est, du point de vue du nombre, la force principale…

La révolution d’août est une révolution qui présente un double caractère : elle est une révolution démocratique et populaire. Elle a pour tâches primordiales la liquidation de la domination et de l’exploitation impérialistes, l’épuration de la campagne de toutes les entraves sociales, économiques et culturelles qui la maintiennent dans un état d’arriération. De là découle son caractère démocratique. De ce que les masses populaires voltaïques sont partie prenante à part entière dans cette révolution et se mobilisent conséquemment autour de mots d’ordre démocratiques et révolutionnaires qui traduisent dans les faits leurs intérêts propres opposés à ceux des classes réactionnaires alliées à l’impérialisme, elle tire son caractère populaire. Ce caractère populaire de la révolution d’août réside aussi dans le fait qu’en lieu et place de l’ancienne machine d’État s’édifie une nouvelle machine à même de garantir l’exercice démocratique du pouvoir par et pour le peuple. Ainsi caractérisée, tout en étant anti-impérialiste, notre présente révolution s’effectue encore dans le cadre des limites du régime économique et social bourgeois. En procédant à l’analyse des classes sociales de la société voltaïque, nous avons soutenu l’idée selon laquelle la bourgeoisie voltaïque ne constitue pas une seule masse homogène réactionnaire et antirévolutionnaire. En effet, ce qui caractérise la bourgeoisie des pays sous-développés sous le rapport capitaliste, c’est son incapacité congénitale de révolutionner la société à l’instar de la bourgeoisie des pays européens des années 1780, c’est-à-dire à l’époque où celle-ci constituait encore une classe ascendante. La révolution a pour premier objectif de faire passer le pouvoir des mains de la bourgeoisie voltaïque alliée à l’impérialisme aux mains de l’alliance des classes populaires constituant le peuple. Ceci veut dire qu’à la dictature antidémocratique et antipopulaire de l’alliance réactionnaire des classes sociales favorables à l’impérialisme, le peuple au pouvoir devra désormais opposer son pouvoir démocratique et populaire.

La gauche et le nationalisme

Mansoor Hekmat, 1987[28]

En 1979, une autre dictature appuyée par les États-Unis s’écroule en Iran. Ce triomphe met à mal le dispositif impérialiste dans toute la région, au sein duquel le régime réactionnaire du shah occupe une place centrale. La révolution est également remarquable par son caractère de masse, relativement spontané. Les diverses organisations de guérilla qui opèrent en Iran, plus ou moins selon le modèle palestinien, ne jouent pas un rôle central, ce qui fait que la direction du nouvel État est assumée par les réseaux cléricaux animés par l’ayatollah Khomeiny. Devant cette réalité, la gauche iranienne se déchire. Plusieurs organisations décident d’appuyer le nouveau régime à cause de ses politiques antiaméricaines. D’autres s’opposent à ce qu’ils considèrent comme la mise en place d’un nouveau pouvoir réactionnaire. Le texte de Hekmat, qui s’inscrit dans ces positions critiques suggère que le cadre d’analyse traditionnel utilisé par la gauche iranienne a été atrophié et détourné par une sous-estimation des contradictions internes de la société iranienne et une surestimation de l’importance de l’impérialisme.

L’histoire de la gauche iranienne contemporaine commence avec le développement d’un mouvement d’opposition dans l’explosive période 1941-1953. Les deux organisations majeures qui émergent dans cette période sont le parti Toudeh (prosoviétique) et le Front national de Mossadegh, une coalition d’organisations et de politiciens, des libéraux et sociaux-démocrates aux « pan-iranistes » et aux conservateurs musulmans… Dès le départ, ces deux tendances apparurent comme non seulement compatibles, mais comme se renforçant mutuellement… C’est la réluctance du parti Toudeh à soutenir le gouvernement nationaliste de Mossadegh, en particulier à se soulever pour le défendre contre le coup d’État de 1953, soutenu par les Américains, qui marque la séparation entre le nationalisme iranien et le Toudeh…

La gauche radicale des années 1960 et 1970 était avant tout et en premier lieu le produit de la critique nationaliste du fiasco du parti Toudeh et de sa « trahison » du « mouvement ». En d’autres mots, la « séparation historique » entre la gauche radicale et les « organisations traditionnelles », ne signifiait rien d’autre que la réaffirmation de la primauté du nationalisme comme thème central du socialisme iranien…

Ce radicalisme nationaliste quasi socialiste a produit une variété de courants et d’organisations… Les maoïstes […] se sont employés à incorporer toute la critique nationaliste, toute l’histoire du nationalisme bourgeois en Iran, dans leur propre système de pensée et leur propre histoire. Ils ont perfectionné et consacré ce nationalisme pour en faire la véritable essence de leur « socialisme »… Leur caractérisation de l’économie iranienne comme « semi-féodale, semi-coloniale » […] servait à glorifier la soi-disant « bourgeoisie nationale » comme partie d’une « alliance populaire révolutionnaire », et un argument pour la nécessité d’un développement capitaliste indépendant sous un régime nationaliste, comme une « étape » sur la route du socialisme… Dans tous les cas, il y avait unanimité quant à leur condamnation du Toudeh comme un traître à la cause nationale et au gouvernement du Front national de Mossadegh qui symbolisait celle-ci. En outre, les guérillas et certains groupes maoïstes empruntèrent le concept de « capitalisme dépendant » au débat sur le développement de l‘Amérique latine et l’appliquèrent à leur caractérisation « semi-féodale et semi-coloniale », c’est-à-dire dans le but d’exclure le capitalisme iranien des lois générales du mouvement capitaliste et pour poser le capitalisme « indépendant », comme un capitalisme « convenable », une cause juste et progressiste. Ici, la mythologique « bourgeoisie nationale » était hissée non comme l’antithèse des propriétaires terriens féodaux (alliés majeurs des impérialistes, selon les maoïstes), mais comme la bourgeoisie « compradore », considérée comme la personnification indigène de l’oppression impérialiste et de l’exploitation du « peuple iranien »…

Il y eut un glissement du concept de « nation » (mellat) à celui de « peuple » (khalq). Ce dernier avait une définition plus restrictive, se limitant à certaines classes et couches au sein de la « nation iranienne ». Ce glissement impliquait une reconnaissance plus explicite des divisions sociales au sein de la société iranienne. Le nationalisme n’impliquait alors plus seulement une lutte anticoloniale, mais aussi une lutte contre « l’anti-peuple », les classes et couches indigènes qui représentaient et renforçaient la domination impérialiste. La lutte anti-impérialiste du peuple était définie comme la force motrice de la société et l’essence d’un « véritable » nationalisme radical… La « contradiction entre le peuple et l’impérialisme » ne pouvait être résolue que par le renversement de la monarchie, le « régime fantoche » de l’impérialisme…

Pour les organisations de la gauche radicale, la République islamique posait un dilemme. Le problème venait de la caractérisation de l’opposition islamique prérévolutionnaire comme un mouvement politique de la « petite bourgeoisie traditionnelle », une couche qui, dans le cadre de pensée anti-impérialiste de la gauche, faisait partie de « l’alliance populaire révolutionnaire ». Cette formulation était en elle-même tout à fait mécaniste et non marxiste. Cependant, une fois que la même caractérisation fut étendue à la bourgeoisie d’État après la révolution, cela tourna en une catastrophe théorique et politique. La majorité des organisations de la gauche radicale hésitèrent, voguant d’une formulation à une autre pour résoudre la contradiction entre leur évaluation théorique du courant islamique et sa pratique antidémocratique, anticommuniste et réactionnaire. Des événements comme l’occupation de l‘ambassade américaine et l’éruption de la guerre Iran-Irak ajoutèrent à cette confusion…

La crise et la désintégration des principales organisations de la gauche radicale étaient avant tout enracinées dans la transformation de l’économie politique iranienne au cours des deux dernières décennies. Si la gauche radicale, malgré sa force numérique et son militantisme politique, est apparue comme une force marginale dans la politique iranienne durant la révolution, c’est parce qu’elle représentait le « socialisme » et la pratique politique de classes marginales… La consolidation du capitalisme après les réformes agraires, l’accélération du processus d’accumulation avec le boom pétrolier des années 70 et l’émergence d’une vaste classe ouvrière urbaine avaient déjà transformé le socialisme non prolétarien en une utopie impotente… Avec la crise politique de 1977 et la révolution de 1978-79, la politique avait finalement « rattrapé » l’économie. Les contradictions dormantes furent réveillées et trouvèrent leur résolution dans la crise de la gauche radicale et sa désintégration face à la radicalisation théorique et à la réorientation sociale du communisme iranien…

Ce qui est nécessaire, si le communisme prolétarien du Manifeste communiste doit devenir une réalité, c’est un véritablement changement social. Le communisme doit être repris de tous ceux qui l’ont employé à travers le vingtième siècle pour réformer le capitalisme et retourner à la classe ouvrière pour être utilisé contre le capital, pour l’émancipation humaine réelle. Un mouvement communiste ouvrier doit être façonné, dans lequel le communisme sera de nouveau l’expression de la protestation de classe et l’activité de classe. La révolution iranienne a créé le matériel nécessaire pour cette transition. L’émergence d’une vaste couche de leaders ouvriers socialistes et radicaux, la banqueroute idéologique du réformisme national et du socialisme petit-bourgeois, et l’émergence d’un parti marxiste radical qui puisse être pris en main par la classe ouvrière et utilisé comme un instrument tangible dans la lutte de classes, tous sont des arguments décisifs dans cette direction.

4. Les nouveaux sentiers de l’émancipation

Au tournant des années 1990, le vent tourne dans le monde avec l’essor des luttes se définissant selon la perspective de l’« antimondialisation ». De puissantes coalitions surgissent en Europe pour s’étendre ensuite au reste du monde via les grandes mobilisations qui se dressent contre les institutions associées à cette mondialisation. Dans cette première vague, le soulèvement zapatiste surprend beaucoup de monde par son audace et la fraîcheur de son ton, comme si une nouvelle gauche prenait forme. C’est ce dont témoigne le sous-commandant Marcos dans des textes qui ont eu un grand impact. Par la suite, ces résistances deviennent une véritable vague de fond qui emporte plusieurs gouvernements en Amérique dite « latine » d’où émergent des coalitions progressistes au pouvoir, comme au Venezuela, en Bolivie et au Brésil. Dans ces laboratoires sociaux se définissent de nouvelles articulations sociales et politiques qui, tout en revendiquant l’héritage des luttes anti-impérialistes et anticapitalistes des générations antérieures, ouvrent de nouvelles pistes. Une de ces pistes est certainement le caractère affirmé des revendications autochtones, qui deviennent plus grandes qu’elles-mêmes, en revendiquant non seulement des droits pour les Premiers peuples, mais une nouvelle manière d’appréhender le monde, la société et le développement, comme l’expliquent Mendoza et Linera, ainsi que la constitution du Venezuela. Le paradigme de l’État-Nation, rempart contre l’impérialisme, est remis en question, du moins dans ses formes traditionnelles et pas seulement en Amérique latine. Une autre bifurcation dans la pensée est l’insistance sur les mouvements populaires comme vecteurs de la transformation (voir Stedile et Svampa). Par ailleurs, la perspective de la transformation s’affirme comme résolument internationaliste, altermondialiste (dans le nouveau langage des mouvements), en revendiquant la nécessité de lutter à l’échelle continentale (texte de Sader) et même mondiale (le Forum social africain). Encore là, il y a une recherche pour dépasser le cadre de l’État-Nation et pour construire de nouvelles architectures du pouvoir au-delà des frontières des uns et des autres. Toute effervescence ranime de vieux débats au sein des mouvements de libération nationale, comme en Afrique du Sud, où un des plus anciens foyers de lutte anticolonialiste et anti-impérialiste est traversé de profondes contradictions depuis que l’ANC et ses alliés du Parti communiste sont au pouvoir. C’est effectivement une nouvelle étape dans l’ère des brasiers, marquée d’importantes avancées et de grandes confrontations, où les stratégies et les tactiques, mais également les paramètres fondamentaux des luttes en cours, connaissent une profonde mutation.

Nous les dépossédés

Sous-commandant Marcos de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), 1993 et 1996[29]

Au Mexique en 1994 survient une insurrection inattendue dans la province du Chiapas, une région où une grande partie de la population est autochtone. Sous l’égide du Front zapatiste de libération nationale (EZLN), ce soulèvement surprend de plusieurs autres manières, dont le discours poético-politique du sous-commandant Marcos devient emblématique. La revendication des autochtones, qui est de recourir la dignité et des droits nationaux longtemps étouffés par l’État-Nation issu de la révolution mexicaine de 1910, est également innovatrice, car elle débouche sur de nouveaux concepts de démocratie et de gouvernance. Au départ isolé, le zapatisme devient peu à peu un grand mouvement social au Mexique et une source importante de la nouvelle vague de mouvements sociaux et nationaux qui prend forme au tournant des années 1990.

Nous sommes le produit de cinq cents ans de luttes, d’abord contre l’esclavage, durant la guerre d’Indépendance contre l’Espagne menée par les insurgés, ensuite contre les tentatives d’expansionnisme nord-américain, puis pour promulguer notre Constitution et expulser l’Empire français de notre sol, enfin contre la dictature porfiriste qui refusa une juste application des lois issues de la Réforme. Du peuple insurgé formant ses propres chefs surgirent Villa et Zapata, des pauvres comme nous, à qui on a toujours refusé la moindre formation, destinés que nous étions à servir de chair à canon, afin que les oppresseurs puissent piller impunément les richesses de notre patrie, sans qu’il leur importe le moins du monde que nous mourions de faim et de maladies curables; sans qu’il leur importe que nous n’ayons rien, absolument rien, ni un toit digne de ce nom, ni terre, ni travail, ni soins, ni ressources alimentaires, ni instruction, n’ayant aucun droit à élire librement et démocratiquement nos propres autorités, sans indépendance aucune vis-à-vis de l’étranger, sans paix ni justice pour nous et nos enfants. Mais nous, AUJOURD’HUI, NOUS DISONS : BASTA! Nous, les millions de dépossédés, héritiers des véritables fondateurs de notre nationalité, nous appelons tous nos frères à suivre cet appel, seule possibilité pour ne pas mourir de faim devant l’ambition insatiable d’une dictature vieille de soixante-dix ans, dirigée par une bande de traîtres qui représentent les groupes les plus conservateurs, les bradeurs de la patrie. Ce sont les mêmes que ceux qui se sont opposés à Hidalgo et à Morelos, qui ont trahi Vicente Guerrero, les mêmes qui ont vendu plus de la moitié de notre sol à l’envahisseur étranger, qui ont amené un prince européen pour nous gouverner, les mêmes encore qui […] se sont opposés à l’expropriation des compagnies pétrolières, qui ont massacré les cheminots en 1958 et les étudiants en 1968, les mêmes enfin qui, aujourd’hui, nous prennent tout, absolument tout. Pour éviter cela et en désespoir de cause, après avoir tout tenté pour que soit réellement pratiquée la légalité de la Magna Carta, notre Constitution, nous faisons appel à elle pour en faire appliquer l’article 39, qui dit textuellement :

La souveraineté nationale réside essentiellement et originellement dans le peuple. Tout pouvoir public émane du peuple et s’institue à son profit. Le peuple a, en tout temps, le droit inaliénable de modifier la forme de son gouvernement ou d’en changer.

Première déclaration de la Forêt Lacandone, 1993

Toit, terre, pain, santé, éducation, indépendance, démocratie, liberté, justice et paix. Tels furent nos drapeaux à l’aube de 1994. Telles furent nos demandes pendant la longue nuit des 500 ans. Telles sont, aujourd’hui, nos exigences…

La superbe veut éteindre une rébellion que son ignorance situe à l’aube de 1994. Mais la rébellion qui porte maintenant visage brun et langue véritable n’est pas née d’aujourd’hui. Avant, elle parla en d’autres langues, sur d’autres terres. Elle marcha dans bien des montagnes et bien des histoires, la révolte contre l’injustice. Elle a parlé déjà en langue náhuatl, en paipai, kiliwa, cucapa, cochimi, kumiai, yuma, séri, chontale, chinantèque, pamé, chichimèque, otomi, mazahua, matlazinca, ocuiltèque, zapotèque, soltèque, chatino, papabuco, mixtèque, cuicatèque, triqui, amuzgo, mazatèque, chocho, izcatèque, huavé, tlapanèque, totonaque, tepehua, popoluca, mixé, zoqué, huastèque, lacandon, maya, chol, tzeltal, tzotzil, tojolabal, mamé, téco, ixil, aguacatèque, motocintlèque, chicomuceltèque, kanjobal,jacaltèque, quiché, cakchiquel, ketchi, pima, tepehuan, tarahumara, mayo, yaqui, cahita, opata, cora, huichol, purépécha et kikapu. Elle parla et parle espagnol. La rébellion n’est pas affaire de langue, c’est affaire de dignité et d’êtres humains…

Pendant ce temps, la véritable perte de la souveraineté nationale se concrétisait en pactes secrets et publics du cabinet économique avec les maîtres de l’argent et les gouvernements étrangers. Aujourd’hui, alors que des dizaines de milliers de soldats fédéraux agressent et harcèlent un peuple armé de fusils de bois et de mots de dignité, les plus hauts gouvernants achèvent de vendre les richesses de la grande nation mexicaine et finissent de détruire le peu qui reste debout…

D’un côté, le projet de pays qui détient le pouvoir, un projet qui implique la destruction totale de la nation mexicaine; la négation de son histoire; la vente de sa souveraineté; la trahison et le crime comme valeurs suprêmes; l’hypocrisie et la tromperie comme méthode de gouvernement; la déstabilisation et l’insécurité comme programme national, et la répression et l’intolérance comme plan de développement. Ce projet trouve dans le PRI sa face criminelle et dans le PAN sa mascarade démocratique. De l’autre côté, le projet de la transition à la démocratie, non par un pacte de transition avec le pouvoir qui feindrait un changement pour que rien ne change, mais la transition à la démocratie comme projet de reconstruction du pays; la défense de la souveraineté nationale; la justice et l’espoir comme aspirations; la vérité et le commandement qui obéit comme règles de direction; la stabilité et la sécurité que donnent la démocratie et la liberté; le dialogue, la tolérance et l’inclusion comme nouvelle façon de faire de la politique.

Ce projet est en train de naître et il n’appartiendra ni à une force politique hégémonique ni au génie d’un individu, mais à un ample mouvement d’opposition qui recueille les sentiments de la nation. Nous sommes au milieu d’une grande guerre qui a secoué le Mexique de la fin du XXe siècle. La guerre entre ceux qui prétendent perpétuer un régime social, culturel et politique qui équivaut au délit de trahison de la patrie, et ceux qui luttent pour un changement démocratique, libre et juste. La guerre zapatiste n’est qu’une partie de cette grande guerre qui est la lutte entre la mémoire qui aspire à l’avenir et l’oubli à vocation étrangère.

Une nouvelle société plurielle, tolérante, incluante, démocratique, juste et libre n’est possible, aujourd’hui, que dans une patrie nouvelle. Le pouvoir n’en sera pas le constructeur. Le pouvoir n’est désormais que l’agent de vente des décombres d’un pays détruit par les véritables subversifs et déstabilisateurs : les gouvernants.

Aujourd’hui, la lutte pour la démocratie, la liberté et la justice au Mexique est une lutte pour la libération nationale…

Nous appelons tous les hommes et les femmes du Mexique, les indiens et les non-indiens, toutes les races qui forment la nation; tous ceux qui sont d’accord pour lutter pour le droit à : un toit, la terre, le travail, le pain, la santé, l’éducation, l’information, la culture, l’indépendance, la démocratie, la justice, la liberté, la paix; tous ceux qui comprennent que le système de parti d’État est l’obstacle principal à la transition à la démocratie au Mexique; tous ceux qui savent que démocratie ne veut pas dire alternance au pouvoir, mais gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple; tous ceux qui sont d’accord pour que se fasse une nouvelle Constitution qui incorpore les principales demandes du peuple mexicain et les garanties de l’application de l’article 39 à travers les figures du plébiscite et du référendum; tous ceux qui n’aspirent ni ne prétendent à exercer des postes publics ou d’élus; tous ceux qui ont le cœur, la volonté et la pensée du côté gauche de la poitrine; tous ceux qui veulent cesser d’être spectateurs et sont prêts à n’avoir aucun salaire ni privilège, si ce n’est leur participation à la reconstruction nationale; tous ceux qui veulent construire quelque chose de nouveau et de bon, pour qu’ils forment le Front zapatiste de libération nationale…

Beaucoup de mots marchent dans le monde. Beaucoup de mondes se font. Beaucoup de mondes nous font. Il y a des mots et des mondes qui sont mensonges et injustices. Il y a des mots et des mondes qui sont vérités et véritables. Nous faisons des mondes véritables. Nous sommes faits par des mots véridiques. Dans le monde du puissant, il n’y a place que pour les grands et leurs serviteurs. Dans le monde que nous voulons, il y a place pour tous. Le monde que nous voulons est fait de beaucoup de mondes, tous y ont place. Dans la patrie que nous construisons, il y a place pour tous les peuples et leurs langues, que tous les pas y marchent, que tous les rires la rient, que tous soient son aurore. Nous disons l’unité, même quand nous nous taisons. Doucement et en pleurant, nous parlons les mots qui trouvent l’unité qui nous enlace dans l’histoire, pour rejeter l’oubli qui nous sépare et détruit. Notre parole, notre chant et notre cri montent pour que ne meurent plus les morts. Pour qu’ils vivent, nous luttons, pour qu’ils vivent, nous chantons.

Quatrième déclaration de la Forêt Lacandone, 1996

De l’État-nation à l’État plurinational

Carlos Mendoza, 2012[30]

La Bolivie connaît depuis 2005 une expérience sociopolitique inédite, avec l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales, premier président indien (Aymara) de la Bolivie. Le nouveau gouvernement s’est donné pour mission de changer fondamentalement l’État bolivien, en vue d’une part, de reprendre le contrôle sur les ressources naturelles du pays, mais aussi, et surtout, de répondre aux revendications historiques du mouvement indigène. Ce projet a franchi une étape décisive en janvier 2009 avec l’adoption de la nouvelle constitution bolivienne, qui consacre l’avènement de l’État « plurinational ».

La Bolivie d’aujourd’hui donne ainsi aux Indiens une place qu’ils n’ont jamais eue au sein de l’État. C’est là le résultat de revendications ethniques. Du fait de l’exclusion et de la subordination à laquelle ils ont longtemps été soumis dans la structure administrative de l’État, les Indiens ont entretenu une volonté d’établir un système politique contrôlé par eux, de façon à (re)prendre le contrôle de l’État. C’est pourquoi les Indiens n’ont pas seulement cherché à imposer leur présence dans les structures de l’État, mais ils l’ont aussi fait dans le but de réorganiser et réformer l’État dans son ensemble. La finalité était de se réapproprier l’appareil d’État tout en demandant une reconnaissance de leur indianité, dans le contexte d’un État de nature « plurinationale » et non plus dans le contexte de l’État-nation…

En Amérique latine et en Bolivie en particulier, l’État moderne s’est établi sur le système colonial, qui s’est lui-même imposé aux communautés indiennes déjà installées. Ces communautés ont survécu non seulement à la période coloniale, mais aussi à la période républicaine, dans le territoire qui correspond à la Bolivie. Or, au 19e siècle, c’est sans les Indiens que s’est affirmée l’idée de nation bolivienne. L’État bolivien résultant de la révolution de 1952 a entraîné un changement dans la perception de l’État et de la nation. Certes, les Indiens reviennent sur le devant de la scène et deviennent parties prenantes de l’État, mais en tant que paysans et non pas en tant qu’Indiens. Dans cette perspective, la référence nationale est utilisée pour regarder devant soi (regard modernisateur), dans le sens de la construction de l’État-nation, tandis que la référence ethnique (celle que la révolution de 1952 abandonne) renforce le regard sur la tradition (regard traditionnel), ce qui était considéré comme problématique, du point de vue de l’État-nation.

Dans le cadre de l’État issu de la révolution de 1952, la persistance de poches ethniques (et notamment de celles qui revendiquent leur ethnicité) est quelque chose qui doit être résolu dans le domaine du discours idéologique. Le but était alors de créer une plus grande adhésion à l’État-nation en poussant à la désolidarisation vis-à-vis de l’appartenance ethnique. L’État-nation a besoin de « patriotes » et de référents qui l’évoquent. Dans ce contexte, le représentant d’un groupe ethnique est perçu comme un « autre » (au sein du « nous » national). Du point de vue de cet État moderne, la nation est construite fondamentalement sur l’idée du « nous tous (paysans y compris), la nation bolivienne! » Il n’y a donc de la place que pour l’identité nationale, d’après 1952. L’appartenance ethnique ne retrouve sa place au sein de l’État qu’à la suite de la constitution de 2009. C’est dans la critique de l’État-nation que l’État plurinational (celui issu de la constitution de 2009) s’est consolidé.

L’État plurinational est donc l’expression même de l’échec de l’État-nation dans un pays où les revendications ethniques n’ont jamais faibli, en dépit d’un certain manque de visibilité. Le climat de racisme persistant y a certainement contribué. On peut comprendre la volonté des Indiens à tourner la page du temps où il ne fallait pas avoir l’air d’être trop indien ou avoir un nom à consonance indienne (Choque, Quispe, Mamani). L’avènement de l’État plurinational traduit en ce sens l’aspiration historique des Indiens à trouver toute leur place au sein des instances de responsabilité à tous les niveaux.

L’« État plurinational de Bolivie » fondé en 2009 reconnaît officiellement trente-six nations. Il accorde donc une légitimité aux ethnies en tant que nations. Le but n’est donc plus de forcer un destin commun à l’intérieur de l’État, mais de laisser s’exprimer les différentes composantes ethniques de la Bolivie, dans leurs territoires. La nouvelle Constitution de l’État plurinational prévoit à cet effet l’autogouvernement des Indiens à travers l’institution de l’« autonomie indigène ». Celle-ci donne aux Indiens le pouvoir de gérer et d’administrer un territoire donné. La Bolivie a dû pour cela revoir en profondeur son mode de gouvernance, à la fois en matière de distribution de compétences et de réorganisation du territoire. Une commune qui aurait fait le choix d’être reconnue en tant qu’autonomie indigène est désormais considérée en tant qu’« autonomie indigène originaire paysanne ». Dans ce cadre, des populations indigènes adoptent des modes de gouvernance, de gestion du territoire et d’administration de la justice selon leurs propres traditions. Un ensemble d’autonomies indigènes peut former une région indigène autonome. C’est à ce niveau local que l’on réalise à quel point la Bolivie a été refaçonnée par les Indiens.

Ce sont quelques-uns des thèmes qui expriment ce croisement. Dans ce cadre, les biens naturels ne doivent pas être considérés comme des marchandises pures et simples ni uniquement comme des ressources naturelles stratégiques. Dans le contexte latino-américain, la référence faite de manière récurrente aux biens communs semble liée à la notion de territoire et de territorialité… La valorisation du territoire liée aux communautés indigènes et paysannes s’inscrit dans la défense dramatique du droit à l’autodétermination des peuples autochtones, exprimé dans la convention no 169 de l’OIT, et repris dans la plupart des constitutions latino-américaines. Ce droit est devenu un outil dans la lutte pour obtenir le contrôle ou la récupération du territoire, mais est menacé par l’actuel modèle de développement extractiviste. La souveraineté alimentaire, elle aussi liée à la notion de biens communs, est un des autres thèmes abordés par le tournant éco-territorial. Elle marque le droit des peuples à produire des aliments et le droit à décider ce qu’ils veulent consommer et comment ils veulent le faire. Cette thématique, développée par Via Campesina, implique la reconnaissance des droits des paysans. (Le concept éco-territorial) tend à être remplacé par celui du buen vivir, qui a le plus contribué à la dynamique de l’actuel tournant. Lié à la vision du monde des indigènes andins, il constitue l’un des thèmes d’origine latino-américaine les plus mobilisateurs et jette des ponts entre le passé et l’avenir, entre la matrice communautaire, le langage territorial et la vision écologiste.

L’alter révolution 

Álvaro García Linera, 2013[31]

Pour le vice-président bolivien, intellectuel reconnu en Amérique latine, le réveil des nations indigènes constitue le ferment révolutionnaire de la lutte pour une autre société.

Dans le processus en cours en Bolivie, on peut distinguer trois composantes. La première et la plus importante, c’est la décolonisation de l’État. Cela signifie que les nations et les identités culturelles indigènes qui ont toujours été marginalisées dans les structures de pouvoir assurent aujourd’hui la conduite de l’organisation politique, culturelle et, progressivement, de l’organisation économique du pays, relativement à d’autres secteurs non indigènes de la société. De fait, c’est la composante révolutionnaire la plus importante dans ce qui se déroule en Bolivie. C’est une révolution décolonisatrice. D’où un processus de transformation du système de l’enseignement, du système de valeurs rompant avec la logique « pigmentocratique » du pouvoir. Avant, la couleur de peau était un capital : la couleur blanche, plus puissante, et la couleur plus sombre, plus dévaluée et opprimée. Cette logique de l’ethnicité comme capital, qui est le propre des sociétés coloniales, est en train d’être démolie en Bolivie. La deuxième composante de la transformation du pays concerne, via la nationalisation et l’étatisation, l’extension des biens communs de la société, de la richesse commune. Les secteurs stratégiques sont passés du privé au contrôle de l’État. Nous considérons cela comme un point de passage de la propriété de l’État à la propriété sociale, car nous sommes conscients que la propriété de l’État ne représente pas une propriété sociale. C’est un type de monopole qui permet, à l’étape actuelle, de redistribuer la richesse, d’améliorer les conditions de vie des plus humbles. Mais ce n’est qu’une étape. Troisième composante, la montée en puissance progressive des logiques communautaires pré- et post-capitalistes, à l’instar d’une logique du travail agraire qui est, ici, en connexion avec la nature. Au total, nous vivons une période de transition qui combine des éléments d’accumulation capitaliste, des éléments de gestion d’État et de redistribution des richesses qui ne sont pas post-capitalistes et des éléments communautaires post-capitalistes encore dispersés et fragmentés. Il y a lutte, au sein de cette situation de transition, entre des composantes capitalistes et des composantes post-capitalistes. Parfois, c’est la composante de l’accumulation capitaliste qui se renforce. Parfois, c’est celle de la propriété étatique. Parfois, enfin, celle des composantes post-capitalistes. C’est un scénario pour une période de transition qui peut durer des décennies. La volonté politique est de construire une société communautaire dans le champ politique, mais également dans la gestion de l’économie.

Il y a plusieus tensions dans un processus révolutionnaire vivant, riche, vital, dont la relation très proche des indigènes avec la Madre Tierra (Terre-Mère), dans une logique de préservation. Mais, dans le même temps, il y a des Boliviens qui vivent comme au Xe siècle avant Jésus-Christ, qui boivent l’eau du fleuve et qui, pour aller voir le médecin ou accoucher, ont dix jours de marche. Sanctuarise-t-on la Madre Tierra, ou utilise-t-on ses ressources (gaz, pétrole) pour permettre de construire des écoles, rendre l’eau potable, amener l’électricité, développer la situation sanitaire? Une communauté indigène dit : il faut extraire le gaz parce que nous voulons des écoles et des hôpitaux. Une autre répond : non, car il ne faut pas toucher à la Madre Tierra. C’est une contradiction permanente. Nous avons un débat que n’ont pas eu d’autres processus révolutionnaires, comme la Révolution russe ou la Commune de Paris : celui qui porte sur la nature. Lénine avait bien vu la lutte entre le commun et l’individuel, mais sur d’autres sujets, il ne dit rien. Pas plus que Marx ou Mao. C’est à nous de travailler ce débat sur la base de notre expérience. Mais c’est le propre d’un processus révolutionnaire vivant.

Qu’est-ce que l’État plurinational? C’est la présence – dans la structure étatique, dans son système politique, dans sa narration historique, dans la distribution des ressources – des différentes nations indigènes qui composent la société bolivienne. C’est la marque d’une vigueur et d’une mise en responsabilité politique des identités nationales indigènes à l’intérieur de l’État. L’État plurinational reprend dans son système de fonctionnement économique et politique les logiques organisatrices post-néolibérales et post-capitalistes portées par ces nations indigènes. Par exemple, la forme d’élection des membres du Parlement. Une partie est élue au scrutin individuel, à bulletin secret. Une autre est élue par des assemblées (communautés ou syndicats). Autre exemple, la prise de décisions. Les syndicats et les structures communautaires sont consultés directement par le gouvernement pour définir les stratégies d’investissements publics et de distribution des terres. Il y a dix ans, un décret sur la terre a été écrit, en consultation avec le FMI et la Banque mondiale. Aujourd’hui, on les écrit avec les organisations sociales.

En Bolivie, nous voulons faire du post-néolibéralisme une étape vers le post-capitalisme. De quoi cela dépend-il? Des forces sociales indigènes, des mouvements sociaux, de la forme-multitude. La multitude ne désigne pas un tourbillon de désorganisés, mais bien l’action organisée de personnes déjà organisées, comme la centrale syndicale COB en son temps, à la différence qu’elle s’articule cette fois sur des structures de réunions territoriales. La multitude est un réseau d’organisations flexible, voire lâche, qui, parce qu’il constitue un pôle de regroupement relativement solide et permanent, est capable de convoquer, de diriger et d’entraîner d’autres formes d’organisation et un très grand nombre de citoyens «  sans attaches », lesquels, à cause de la précarité de leur emploi et des processus de modernisation et d’individualisation, ne sont plus reliés entre eux par les fidélités traditionnelles. Mais c’est aussi une structure de mobilisation capable d’intégrer à ses propres réseaux, à sa dynamique interne de délibération, de résolution et d’action, d’autres individus et associations en vue de la réalisation immédiate ou à long terme d’un objectif donné. La forme-multitude est devenue une forme de démocratie et de souveraineté politique directes.

Le capitalisme mondialisé et globalisé génère des forces productives chaque fois plus socialisées. La science n’est pas une force productive d’un groupe de quelques professeurs qui, dans leurs laboratoires, découvrent des choses. La science est de plus en plus une production capitale de milliers de scientifiques, anciens et contemporains, qui a été appropriée de manière privée, mais qui, dans son contenu, est produite socialement. De la même manière pour la production. Ce téléphone portable, il est le fruit du travail de 3 000 scientifiques qui travaillent pour Apple. Le plastique a été produit en Thaïlande. Les puces au Mexique. Et l’ensemble a été assemblé en Chine. D’où est ce téléphone portable? De la planète. Mais dans le même temps, il est la propriété privée d’une société nord-américaine qui en fait des profits. Ce qui n’empêche pas que la production est à chaque fois plus socialisée. C’est un horizon : il y a un potentiel de production socialisée.

Parlons de la nature. Le capitalisme développe à chaque étape les forces productives qui détruisent la nature, qui est un bien commun. La nature ne supporte pas la propriété. La nature est un produit total de la planète et de l’univers qui se trouve, actuellement, être graduellement détruite par cette forme d’appropriation individuelle. Pourtant, il y a un autre potentiel qui veut s’exprimer dans un autre type de société. Donc, il y a une base matérielle croissante, une tendance matérielle organisée et subjective d’une société gérée en commun, produite en commun, à une grande échelle. C’est le communisme.

C’est la contradiction fondamentale du capitalisme que de générer une possibilité de société future qui n’est pas le capitalisme. C’est la possibilité de l’horizon communiste qui pourra sauver l’humanité du désastre écologique, sauver les communautés paysannes de leur destruction, libérer la connaissance scientifique de la prison de l’appropriation individuelle. Ce n’est pas de la poésie, du lyrisme. C’est de la matière, une force organisée et même une nécessité historique naturelle. Voilà pourquoi je pense que l’horizon général de l’époque est communiste.

5. Bilan d’une époque

Cette troisième et dernière partie de notre réflexion commence par les grandes révolutions en Asie où l’héritage de l’Internationale communiste est radicalement transformé. Elle s’achève avec les grands mouvements d’émancipation contemporains qui cherchent à réinventer à la fois l’utopie de la transformation sociale avec celle de la dignité des peuples.

L’essor

Les révolutions anti-impérialistes qui traversent le vingtième siècle changent la configuration des luttes de classes. L’émancipation nationale, qui prend la forme des mouvements de libération, se fond dans l’utopie de l’émancipation sociale soulevée par Marx et la révolution des soviets. Pour Mao, l’agenda de la révolution doit réconcilier deux impératifs : mettre fin à la domination impérialiste sur la Chine et libérer le monde rural au moyen d’une immense réforme agraire redistribuant les terres aux paysans. Selon Mao, le marxisme doit être « sinisé », transformé en fonction d’une société où les « modèles » importés d’autres formations sociales ne sont pas valides. Au tournant des années 1950, les vieux impérialistes sont en déroute. Les peuples colonisés demandent l’indépendance nationale. Au Vietnam, en Algérie, des mouvements se mettent en place selon des registres divers, dont celui d’une idéologie de gauche non marxiste que diffuse Frantz Fanon, et qui influence des résistances un peu partout. Pendant ce temps, des États indépendants tentent de s’articuler et de développer un nouvel internationalisme du sud, comme cela est évoqué à Bandung (1955).

Dans les Amériques, l’indépendance nationale réalisée au dix-neuvième siècle est captée par de nouvelles et d’anciennes oligarchies très proches des États-Unis. À l’origine, la priorité pour les socialistes est d’atténuer les liens de dépendance avec les États-Unis tout en affaiblissant ces oligarchies. L’impérialisme états-unien, cependant, de même que les diverses fractions de la bourgeoisie ne veulent pas de compromis, d’où les coups d’État sanguinaires au Guatemala, au Brésil et en Bolivie. Entre-temps, des courants critiques inspirés du marxisme, du nationalisme et du secteur progressiste de l’Église combattent les gouvernements et aussi jusqu’à un certain point la gauche traditionnelle. C’est alors en 1959 que survient à Cuba une « révolution dans la révolution » avec des personnalités hors du commun comme Fidel Castro et Ernesto « Che » Guevara, qui estiment qu’il faut passer à une société post-capitaliste. Plus encore, Cuba tente de relancer la lutte révolutionnaire et créer, selon l’expression de Guevara, « deux ou trois Vietnam »[32].

Le déclin

À la fin des années 1970, le triomphe des révolutions anti-impérialistes semble relancer la lutte au Vietnam, au Nicaragua, en Iran, au Mozambique et ailleurs. Le vent tourne, dirait-on, d’autant plus que les révolutionnaires sont mieux organisés que les générations de la lutte anticoloniale. En fin de compte, le « modèle » de la révolution démocratique nationale semble approprié sur la base d’un mouvement/parti/État disposant d’un corps expérimenté de cadres, d’intellectuels et de militants. Par ailleurs, le contexte international est favorable. Les confrontations indiquent un changement du rapport de forces, facilité par le fait que dans les pays capitalistes, les mouvements sociaux et la jeunesse sont sympathiques aux mouvements de libération.

Au tournant des années 1980, commence une longue période de cuisants échecs. Les conflits se multiplient entre les frères d’armes en Chine et au Vietnam. Au Moyen-Orient, la révolution iranienne dévore ses enfants. L’OLP est défaite. L’URSS envahit l’Afghanistan, ce qui conduit à l’implosion du socialisme « réellement existant ». Dans les Amériques, les États-Unis encerclent le Nicaragua, resserrent le blocus contre Cuba et bloquent les révoltes au Salvador et au Guatemala. En Afrique australe, le régime de l’apartheid déstabilise en profondeur la résistance interne et les États issus des luttes de libération nationale.

Le rebond

Pendant que les mouvements de libération subissent les ressacs, une nouvelle génération de luttes populaires prend forme, en Afrique (Afrique du Sud, Burkina Faso, Mali, etc.), en Palestine (avec la grande Intifada de 1987) et ailleurs. En Amérique latine où la féroce répression des militaires a déstabilisé la gauche, un nouveau cycle de luttes fait une irruption remarquable au Mexique où se produit une alliance inédite entre la gauche et des mouvements autochtones et où les mouvements innovent par des actions politiques de masse combinées à des interventions armées limitées, à l’utilisation inédite des technologies de l’information, la construction de réseaux, la mise de l’avant de l’identité autochtone, etc. Au Brésil, une nouvelle formation politique, le Parti des travailleurs (PT) capitalise sur les mouvements urbains et les syndicats, de même que sur un nouvel acteur rural, le MST. Cette effervescence conduit à un renouvellement de la pensée critique. Au tournant des années 1990, l’implosion de l’URSS marque la fin d’une époque d’où émerge une réflexion critique sur l’expérience du socialisme « réellement existant ». L’élan démocratique parvient à s’infiltrer dans de vastes régions du « sud global », selon la nouvelle expression de Walden Bello. Pour autant, les mouvements peinent à surmonter le lourd héritage des mouvements/partis centralisés qui ont échoué, en dépit des avancées sociales qu’ils ont réalisées, à impulser le processus de l’émancipation sociale. Ces échecs s’ajoutent à la paralysie devant de nouveaux enjeux identitaires, révélant également l’aveuglement de la gauche sur des questions ignorées par les marxismes traditionnels. En délaissant la bataille de l’affirmation et de la dignité, les socialismes et les mouvements de libération sont alors déclassés par des projets autrement définis par l’ethnie ou la religion. Il faut alors se réinventer! Mais comment?

De l’indignation à de nouvelles formes de pouvoir

Au début du nouveau millénaire, l’espoir resurgit. Les zapatistes, les expériences latino-américaines, les mouvements populaires qui confrontent les États et les institutions capitalistes comme le FMI et la Banque mondiale, tout cela se mêle à l’exploration de nouvelles identités à saveur révolutionnaire.

EN 2001, un premier Forum social mondial a lieu à Porto Alegre, « capitale de la démocratie ». Plusieurs milliers de personnes du monde entier mettent sur la table un vaste chantier pour « imaginer » un monde post-capitaliste[33]. En principe, un sentiment de libération traverse les mouvements qui s’estiment débarrassés du lourd héritage de l’« ancien » socialisme. Fait à souligner, ces mobilisations regroupent des organisations du nord et du sud sur un vaste répertoire incluant mouvements sociaux, réseaux citoyens, partis de gauche, initiatives écologiques, culturelles et féministes, sans compter les mouvements autochtones et paysans.

Pendant que les mouvements acquièrent de la confiance, les attaques contre New York et Washington saisissent le monde en septembre 2011. Peu après commence la « guerre sans fin » qui permet aux États-Unis de décupler leurs interventions militaires, d’envahir le Proche-Orient et l’Afghanistan et de menacer tout le monde. Les mouvements sont interpellés. Au cours des mois subséquents, les réseaux organisent un vaste mouvement anti-guerre. Cela ne bloque pas l’invasion de l’Irak, mais l’administration états-unienne perd sa crédibilité. Entre-temps, les mouvements continuent de progresser, comme en Argentine où des mobilisations renversent des gouvernements. Dans les années qui suivent, de vastes coalitions appuyées par les mouvements sociaux remportent les élections au Brésil, en Uruguay, au Paraguay, en Équateur, au Nicaragua, au Venezuela et en Argentine. Ces victoires expriment toutes sortes de contradictions et de trajectoires où s’articulent « mille gauches »[34].

Plus tard en Bolivie, un vaste mouvement populaire se mobilise et s’investit sur le terrain politique, via le MAS, qui se présente comme l’instrument politique pour la souveraineté des peuples. Plusieurs défis se présentent, dont celui de changer la structure traditionnellement centralisée du pays en une nouvelle architecture valorisant l’autonomie des communautés plurinationales tout en permettant une cohérence et une répartition équitable des ressources et où se retrouve de plus en plus affirmé le leadership des femmes et des jeunes.

Parallèlement à ces avancées contradictoires, l’internationalisme se renforce, notamment avec le Forum social mondial, mais aussi à travers des coordinations de mouvements populaires comme Via Campesina qui permet de lier les actions d’organisations paysannes à travers la planète. Également en Amérique latine, les gouvernements progressistes créent des instruments de coopération, dont l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA). Au-delà de cet internationalisme structuré, parmi une grande partie de la population dans le monde, il y a un sentiment vif qu’il faut résister et s’unir.

Le temps est arrivé

Avec cette vague latino-américaine, des exclus(es) de partout vient le cri du peuple, qui appelle à la révolte et bouscule les dominants comme on le voit dans les grandes mobilisations des dernières années : Occupy, printemps arabe, indignados, mouvements décentralisés, mais puissants et déterminés, comme en Turquie, au Brésil, en Thaïlande, en Espagne, en Grèce, au Québec, etc. Partout, on observe des populations révoltées par les systèmes prédateurs qui sont en place avec l’appui de l’impérialisme états-unien et qui, plus encore, n’ont plus peur. Visiblement, ces révoltes sont le début – mais quel début! – d’un cycle de luttes prolongées et denses. L’utopie sociale, celle de l’égalité, de la justice sociale, de la coopération, du partage non seulement des ressources, mais aussi du pouvoir, reprend son envol.

En même temps, la quête de dignité, d’affirmation des cultures et des modes de vivre et de produire enchâssés dans des histoires et des parcours diversifiés, appelle à un monde pluriel. De moins en moins de mouvements populaires et de gauche se laissent confinés dans l’affirmation des « droits des nations » comme si ces réalités avaient des dimensions figées, déterminées d’avance. Des nations et des protonations s’avancent et se définissent dans les luttes sociales où la revendication est de moins en moins de constituer des États « comme les autres », mais des espaces de vie où peuvent s’affirmer et dialoguer des communautés multiples dans la construction d’une nouvelle société. La véritable lutte contemporaine des « nations », c’est celle des peuples et des couches sociales opprimées, comme c’était d’ailleurs le cas dans les périodes antérieures, mais sous des formes et avec un langage différent.

De tout cela émerge un « monde de mondes » qui cherche à représenter les aspirations des divers peuples à reconstruire une nouvelle humanité respectueuse de toutes les formes de vie et de non-vie qui, ensemble et de manière solidaire, reconstruisent la Pachamama bien nommée par les paysans andins.


NOTES

[1]  José Martí, « Carta a José Dolores Poyo, 5 décembre 1891.

[2] Mao Tsé-toung, « Pour la parution de la revue Le Communiste » (1939), Écrits choisis, Beijing, Éditions du peuple, p. 177.

[3] Vo Nguyen Giap, La guerre de libération au Sud Vietnam, 1965, <http://etoilerouge.chez-alice.fr/documents3/carac.pdf>.

[4] Fidel Castro, Discours prononcé lors de la séance inaugurale de l’université populaire, 2 décembre 1961.

[5] Ernesto Che Guevara, Message à la Tricontinentale, 1967, <https://www.marxists.org/francais/guevara/works/1967/00/tricontinentale.htm>.

[6] Amilcar Cabral, Fondements et objectifs de la libération nationale, 1966, <http://www.legrandsoir.info/fondements-et-objectifs-de-la-liberation-nationale-et-structure-sociale.html>.

[7] Guillermo Almeyra, Rébellions d’Argentine, Tiers État, luttes sociales et autogestion, Paris, Syllepse, 2006.

[8] Hô Chi Minh, Extraits de Thèses politiques du Parti communiste indochinois, 1930, <http://indomemoires.hypotheses.org/11227>

[9] José Mariátegui, Extraits de Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne, dans Indianisme et paysannerie en Amérique latine, Paris, Syllepse, 2013.

[10] Mao Zedong, Extraits de L’analyse de classe de la société chinoise, 1926, <http://www.maozedong.fr/documents/analyse.pdf> et La révolution chinoise et le parti communiste chinois, 1939, <http://www.maozedong.fr/documents/revchinoise.pdf>.

[11] Jacques Roumain,  Extraits de L’écroulement du mythe nationaliste, 1934, <http://pyepimanla.blogspot.ca/2011/08/lecroulement-du-mythe-nationaliste.html.

[12] Vo Nguyen Giap, Extraits de La guerre de libération au Sud Vietnam, 1965, <http://etoilerouge.chez-alice.fr/documents3/carac.pdf>.

[13]  Pierre Rousset, La révolution vietnamienne : rapport d’introduction à un débat dans la Quatrième Internationale, février 1986.

[14] Frantz Fanon, Extraits de Les Damnés de la terre, 1961   <http://classiques.uqac.ca/classiques/fanon_franz/damnes_de_la_terre/damnes_de_la_terre.html>.

[15] Aimé Césaire, Extraits de la Lettre de démission du Parti communiste français, 1956, <http://lmsi.net/Lettre-a-Maurice-Thorez>.

[16] Fédération de France du Front de libération nationale d’Algérie, Extraits de Lettre au PCF, 1958,  <https://www.marxists.org/francais/fln/works/1958/04/pcf.htm>.

[17] Patrice Lumumba, Extraits du Discours du 30 juin 1960, <http://www.nzolani.net/spip.php?article22>.

[18] C.L.R. James, Extraits de La question nègre, 1943, <https://www.marxists.org/francais/james/1943/00/question.pdf>.

[19] Extraits du discours de Fidel Castro à l’occasion des funérailles de victimes des bombardements américains à Playa Giron en avril 1961, <http://cubasifranceprovence.over-blog.com/article-fidel-castro-discours-du-16-avril-1961-103581269.html>.

[20] Amilcar Cabral, Extraits de Fondements et objectifs de la libération nationale, 1966 <http://www.legrandsoir.info/fondements-et-objectifs-de-la-liberation-nationale-et-structure-sociale.html>.

[21] Che Guevara, Extraits du Message à la Tricontinentale, 1967, <https://www.marxists.org/francais/guevara/works/1967/00/tricontinentale.htm>.

[22] André Gunder Frank, Extraits de Le développement du sous-développement : L’Amérique latine, Maspéro, Paris, 1972

[23] Nayef Hawatmeh, Extraits de Premier congrès du Front démocratique pour la libération de la Palestine, 1968, <http://etoilerouge.chez-alice.fr/palestine/fdplp3.pdf>.

[24]Abraham Serfaty, Extraits de Révolution en Afrique et direction du prolétariat, 1970, <http://etoilerouge.chez-alice.fr/docrevinter4/maroc9.html>.

[25]Salvador Allende, Extraits du discours prononcé à l’ONU, 4 décembre 1972, <http://salvador-allende-france.blogspot.ca/2011/09/salvador-allende-extraits-du-discours.html>.

[26] Extraits d’un texte traduit par Michael Löwy, Le marxisme en Amérique latine. Anthologie Éditions François Maspéro, Collection Bibliothèque socialiste, 1980

 

[27] Thomas Sankara, Extraits du Discours d’orientation politique, 1983, <http://thomassankara.net/spip.php?article1481>.

[28] Mansoor Hekmat, Extraits de Nationalisme de gauche et communisme ouvrier : un examen de l’expérience iranienne, 1987, <https://www.marxists.org/francais/hekmat/works/1987/00/Nationalisme_de_gauche_et_communisme_de_classe_ouvriere.htm>.

[29] Armée zapatiste de libération nationale, Extraits de Déclarations, <http://espoirchiapas.blogspot.mx/2011/04/declarations-zapatistes.html>.

[30] Carlos Mendoza, Extraits de La Bolivie : les Indiens et l’État plurinational, 2012, <http://www.cetri.be/IMG/pdf/ethnicite_Bolivie.pdf>.

[31] Álvaro García Linera, Extraits de « Notre ambition, une société communautaire post-capitaliste », 29 juillet 2013,  <http://www.elcorreo.eu.org/Notre-ambition-une-societe-communautaire-post-capitaliste-Alvaro-Garcia-Linera>.

[32] Ernesto Che Guevara, Message à la Tricontinentale.

[33] Pierre Beaudet, Raphaël Canet et Marie-Josée Massicotte, L’altermondialisme, Forums sociaux, résistances et nouvelle culture politique, Éditions Écosociété, 2010.

[34] Marc Saint-Upéry, Le rêve de Bolivar. Le défi des gauches sud-américaines, La Découverte, 2007.